Le président de la République plaide l'unité nationale et la réconciliation économique. Dans son discours hier, à l'occasion de la célébration de la fête de l'Indépendance, M. Béji Caïd Essebsi a considéré que la réconciliation économique est une composante vitale de la réconciliation globale. Il a souligné son attachement à «la bonne conduite de la justice transitionnelle», tout en souhaitant qu'elle «ne se transforme pas en une justice sélective», car «le pays n'est plus en mesure de supporter ni les surenchères ni les rancunes». Paroles fortement applaudies par une partie de l'assistance. Mais pas toute l'assistance. Parce qu'il y a toujours des déchirures qui secouent notre tissu politique, conceptuel et émotionnel à la fois. Des paroles qui interviennent aussi au moment où le pays affronte les pires menaces suite aux attentats terroristes survenus en milieu de semaine au musée du Bardo et au siège du Parlement. Çà et là, des voix s'élèvent pour dresser un sombre constat de notre vécu. Trop d'investissement politico-politicien, de préventions et de règlements de comptes. Un relâchement tant de l'esprit de responsabilité que des liens concitoyens. Les mauvaises bannières partisanes ont pris le relais. Les querelles de chapelle fusent. C'est le nouveau Moyen Age politique. L'Etat est segmenté en fiefs féodaux. Le civisme recule, l'esprit de corps patriotique bat de l'aile. La justice transitionnelle cale, elle aussi, confinée qu'elle est dans les interstices scabreux de la segmentation tribale. La justice en général est aux abonnés absents. Que dire de la justice transitionnelle, supposée sceller le nouveau pacte de la citoyenneté à l'ère de la IIe République. Rendons-nous à l'évidence. Les principaux problèmes de la Tunisie sont sécuritaires, économiques et sociaux. La production stagne, les corporatismes minent le système. Le déficit de la balance commerciale atteint des seuils vertigineux, la dette enfle comme une hydre multicéphale. Elle dépasse 55% du PIB. Les prix sont aux étoiles, le pouvoir d'achat s'effiloche à vue d'œil. La sous-utilisation des ressources est catastrophique. Les investissements stagnent, les exportations s'amenuisent. Le surinvestissement politique est pourtant toujours de mise. Des structures nées de la révolution sont devenues de véritables baronneries où les coteries les plus fantaisistes et invraisemblables ont élu demeure. Ainsi en est-il des hautes instances de l'audiovisuel ou de la justice transitionnelle. Pour cette dernière, on s'avise de passer au crible près de soixante ans de vie politique, économique, sociale, syndicale, associative, et j'en passe. C'est dire qu'on s'est d'emblée inscrit dans les sphères de l'impossible sur fond de discours musclés et d'approches à l'emporte-pièce. Bien évidemment, il faut que justice soit faite. Le cafouillage ne saurait éluder les droits imprescriptibles. Mais tant les principes de l'équité que les modalités de l'arbitrage commandent un modus vivendi à brève échéance. Parce qu'il y a urgence et péril en la demeure. La Maison Tunisie gagne à rentrer chez elle, se réconcilier avec elle-même et affronter les défis à bras-le-corps, apaisée et revigorée. Autrement, les déchirures n'en finiront guère de creuser les douloureux sillons des clivages dont un grand nombre relèvent plutôt des abcès de fixation. Il va sans dire que la réconciliation économique présuppose un New Deal politique. Cela ne saurait se faire aux dépens de la justice, des droits bafoués et de la suprématie de la loi. Pour ce faire, l'intercession des sages s'impose. Par-delà les bannières étriquées des partis et des coteries douteuses. Jusqu'ici, on a observé une quarantaine de processus de justice transitionnelle dans le monde. La mise au jour de la vérité y a toujours préfiguré le pardon et la paix des braves. Leur auscultation minutieuse nous serait d'un grand réconfort. Pour que la justice transitionnelle et la réconciliation, quelles qu'elles soient, ne fassent pas figure de foire aux oubliettes ou de cercle privilégié de l'esbroufe et des passe-droits. Et puis, ici comme ailleurs, il faut toujours consentir de grands sacrifices pour qu'on pardonne les vieilles offenses.