Par Habib Bouhawal Inutile de discourir sur la signification de la dignité, que ce soit à travers l'histoire si compliquée du genre humain, ou à travers l'évolution du concept lui-même et à la relation contradictoire et conflictuelle qu'il entretient sans cesse avec la dictature du réel et les limites que nous imposent la culture et les traditions, ainsi que l'héritage des croyances, souvent si déformant et contraignant, et en absolu déphasage avec les connaissances actuelles et leur lot de nouvelles modes de croyances . Les philosophes, entre autres théoriciens de la dignité, ont proposé des significations diverses, et ne cessent d'en proposer de nos jours, parfois même en opposition avec les approches imposées sous forme de commandements sacrés, immuables et relatifs aux divers textes des constitutions, chartes et déclarations des droits de l'homme, promulgués dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. On préfère dans ce cas parler de concepts idéologiques plutôt qu'universels et entendus comme tels. Ce tiraillement des concepts et des valeurs concernant la dignité humaine donna naissance à une nouvelle science : la bioéthique, qui, par certains côtés, nous rappelle les fameux débats autour du sexe des anges. En effet, des questions comme l'euthanasie, l'acharnement thérapeutique ou le clonage reflètent bien l'affolement éthique et la difficulté à offrir à la «dignité» un code unanimement accepté. Dans la Tunisie «post – révolutionnaire», nous ne sommes sûrement pas concernés par ces débats et joutes ésotériques sur la dignité, ses dérivés et ses dérives. Nous nous en tiendrons donc raisonnablement à une approche basique et élémentaire, dans une société où le niqab— et même le voile — sont dénoncés comme dégradants, par les tenants et défenseurs de la dignité de la femme, et à l'opposé, défendus par certaines et certains, comme étant un élément capital de cette dignité. Il est vrai que dans l'excitation insurrectionnelle, nous avons baptisé ce chamboulement inédit et inattendu que nous avons vécu, de «révolution de la dignité». Mais ne sommes-nous pas toujours généreux dans la distribution des épithètes les plus pompeuses et à glorifier nos inactions par des qualificatifs d'actions élogieuses? Par contre, il serait judicieux, tout en essayant de nous affranchir des titres superlatifs, de nous pencher sur le sens particulier et local que nous devons attribuer à « dignité ». Un sens pratique, immédiatement monnayable dans notre quotidien. Ce quotidien que souvent nous permettons, qui bafoue notre dignité la plus élémentaire et dont, comble de la méconnaissance ou de l'accoutumance, nous ne nous en rendons presque jamais compte. Il est tout d'abord établi, que la dignité, collective ou individuelle, passe obligatoirement par le respect des institutions et des symboles en lesquels ces dernières s'identifient. Cela revient à dire que le drapeau national, symbole par excellence, doit être sujet de vénération et de fierté. On l'a bien vécu aux premiers jours qui ont suivi le 14 janvier, et jamais notre drapeau n'a été autant objet de culte et d'orgueil. L'épisode de la faculté de la Manouba ne nous a-t-il pas fédérés, autant que nous étions, autour de cette valeur symbole? Mais les représentants de nos institutions avaient éludé le crime de lèse-souveraineté et laissé le coupable salafiste dans l'impunité. C'étaient déjà les premières dérives, annonciatrices de la désagrégation de l'édifice institutionnel dont nous souffrons aujourd'hui. Notre dignité a été atteinte de plein fouet, et le parlement de l'époque, le président de la République, le gouvernement et l'opposition, garants de cette dignité, étaient complices, par connivence ou par leur silence, et donc indignes. Car la dignité se nourrit et se préserve, en amont et en aval, dans la conscience et l'inconscient collectifs, et par l'action des représentants de l'Etat et du peuple qui la garantissent. Mais l'atteinte à la dignité s'exprime aussi, et plus prosaïquement, dans certaines manifestations qui paraissent a priori banales ou insignifiantes.Comme un trottoir défoncé ou inexistant, obligeant le citoyen à emprunter la voie carrossable et à s'inquiéter pour sa sécurité. Les tas de détritus, les crevasses et cratères qui défigurent les chaussées, le laisser-aller en matière d'aménagement urbain et les feux qui ne fonctionnent pas, malmènent la dignité du citoyen et lui témoignent d'un manque de respect. Les horaires aléatoires des moyens de transport, le comportement fantaisiste des chauffeurs de taxis et les bus sales et cabossés sont une atteinte à la dignité collective. Quand on nous installe dans l'incertitude, quand l'application de la loi est variable, quand le pot-de-vin devient droit... Quand les services administratifs deviennent tortures et sévices et même quand la télé ne respecte pas ses horaires de diffusion, on peut affirmer qu'il y a crime d'avilissement de l'être et qu'il y a atteinte grave à l'honneur, aux libertés, à la dignité individuelle et commune. Voici le travail de longue haleine qui doit être entrepris par les générations actuelles et futures de citoyens et de politiques. Voici cette culture particulière, la culture de la dignité. Une culture qui devrait nous sauver de l'aléatoire et de la fatalité. Une culture qui permettra l'émergence d'une nouvelle race conquérante, pas celle comptant sur la charité monnayée de ces pays du Golfe pétrolier, les mêmes qui nous alimentent en esprit «daéchien». Nous valons beaucoup mieux, c'est notre histoire qui nous le dit, et il suffit à nos politiciens de la relire, en patriotes, dignement.