Par Yassine ESSID A force de tout voir, on a fini par tout supporter et à force de tout supporter, l'on finira par tout admettre. Depuis le 14 janvier, la déraison religieuse est devenue un défi permanent à la liberté et à l'intégrité physique du citoyen: femmes humiliées, jeunes filles agressées, imams congédiés, mosquées confisquées, officiers de police tabassés, enseignantes et enseignants insultés et frappés jusque dans les bâtiments de l'administration publique qui sont saccagés et dévastés. Dans l'incident du drapeau national arraché, et hissé à la place la bannière noire, les djihadistes qui assiègent depuis des mois la faculté des Lettres de La Manouba ont franchi une limite dans la provocation à outrance. En face, un gouvernement étonnamment compréhensif, à juger par le silence des uns, qui se refusent à condamner et le peu d'empressement des autres à intervenir. Le ministre de l'Intérieur se contente du communiqué d'usage, celui de l'enseignement supérieur estime que les torts sont partagés; quant à la police, au savoir-faire pourtant légendaire, elle peine à débusquer le coupable alors que la scène a été intégralement filmée et largement diffusée. L'indifférence des islamistes devant un acte dénoncé pourtant comme un sacrilège intolérable ne relève pas de la stratégie de l'apaisement mais d'une perception divergente quant à la portée de l'événement, quant à l'authentique signification de l'emblème de la nation et l'attachement qu'on lui porte. C'est qu'au-delà de l'incident, la question du drapeau soulève un problème sérieux sur la nature du pouvoir politique dans son rapport avec l'identité nationale. On admet généralement qu'il n'existe pas d'Etat sans un répertoire minimum de signes ayant pour fonction de le proclamer et qui assurent sa continuité. Le premier de ces signes est le drapeau national, pour les Tunisiens marqueur identitaire dans la lutte de libération nationale et l'édification de l'Etat indépendant. Le respect qui lui est dû est expliqué aux gamins dans la cour de l'école ou en instruction civique et traduit parfois sous forme de maximes destinées à être calligraphiées. Il est rappelé que ceux qui l'insultent ou le profanent, insultent leur patrie, sont de mauvais citoyens et de mauvais patriotes. Mais tout emblème d'Etat est aussi un support du pouvoir et la déférence qu'on lui porte relève immanquablement de l'idéologie de ce pouvoir. La propagande emblématique et la mise en scène symbolique du régime précédent ont poussé nombre de Tunisiens à se démarquer sensiblement de ce symbole de la nation. Parce qu'il n'a cessé de donner lieu à toutes les appropriations partisanes et à tous les usages détournés, on a cessé de lui accorder l'intérêt qu'il mérite tant il était associé aux dérives d'un régime de plus en plus détesté. Déployer le drapeau tout en chantant l'hymne national, deux lieux de mémoire si récente soit-elle, devenait pour certains une participation éhontée à la mise en scène patriotique et un instrument d'adhésion forcée au régime en place. L'opposition politique prenait quant à elle la forme du dénigrement des attributs d'une souveraineté confisquée en considérant tout emblème de l'Etat comme un symbole de répression et d'absence de liberté. Mais voilà qu'à la faveur des événements de janvier 2011, d'objet physique, morceau d'étoffe accroché au bout d'une perche, flottant au vent, il est redevenu image emblématique, a recouvré tout son sens, retrouvé prestige et respectabilité, s'est transformé subitement en un accessoire indispensable pour des milliers de manifestants en lutte pour la liberté et la dignité. Ce qui n'était jusque-là qu'un instrument au cœur de la liturgie de l'Etat est devenu un signe de réappropriation de l'identité nationale, le symbole de la fin de l'indifférence à la patrie. Aimer son pays, le défendre et le dire, n'avaient désormais plus rien de gênant. Une nation n'est pas une entité géographique, mais un peuple partageant des sentiments d'appartenance fondés sur une histoire, des valeurs et une culture communes nonobstant ses origines, sa langue ou sa religion permettant à cette entité de se dresser comme un seul homme face à un ennemi ou une calamité naturelle. Cet être collectif se retrouve et se reconnaît le moment venu dans cette puissante métaphore qu'est l'emblème national. Jusque-là, la question de l'identité ne se posait même pas du moment qu'il y avait consensus sur les valeurs et les normes: on était tous Tunisiens et musulmans et personne ne trouvait à redire contre ce lien évident qui faisait coïncider culture et religion. A partir d'un certain moment, le marqueur religieux a pris le pas sur le marqueur culturel et l'identité religieuse est devenue plus profonde que l'identité culturelle, allant même jusqu'à la dominer. Certains avaient alors cessé de se reconnaître dans la culture ambiante, y compris dans ses emblèmes patriotiques ou nationaux. Associé à une scrupuleuse pratique, ostensiblement proclamé, revendiquant l'application intégrale de la loi de Dieu, le référent religieux aura fini par dominer et exploser en un pur religieux refusant toute intégration nationale, tout compromis. L'indifférence quant au sort du drapeau national constatée parmi les islamistes, suite aux événements de La Manouba, est celle-là même qui définit leur idéologie dont le principal marqueur est le référent religieux. Dans la mesure où ils adhèrent à l'idée d'un islam appelé à s'étendre à la terre entière, le drapeau en tant qu'emblème d'appartenance nationale relève d'une vision étriquée et réductrice de l'islam, et s'ils ne s'en préoccupent point c'est qu'il n'évoque rien pour eux. Tout emblème ne vient jamais seul. Envisagé isolément, il n'a aucune signification et ne prend tout son sens qu'opposé à un autre emblème politique. Il fonctionne alors comme un contraire, proclame ouvertement une rébellion par ceux qui cherchent à imposer leurs propres valeurs et leur propre code emblématique. La substitution du drapeau noir au drapeau national est un fait d'acculturation de grande ampleur lorsqu'il annonce la volonté des djihadistes d'imposer, par la violence, leurs propres valeurs et leur propre code. Triste jour pour ce pays où les zélateurs de la haine peuvent ainsi battre le pavé et impunément substituer le noir de la mort et du désespoir au rouge du défi et de l'ardeur de la jeunesse.