L'allocution d'Elyès Fakhfakh est différemment perçue par les observateurs. On sait que, de nature, il n'exprime jamais d'états d'âme, pratiquement à l'opposé des envolées lyriques de son mentor Kaïs Saïed. Il a y a même, pour ainsi dire, un côté robotisé dans ses discours. Et, même, dans ses récentes interviews (sur la chaine Hannibal et, ensuite, à France 24), il aura déroulé des concepts généraux, des déclarations d'intention, dans une forte propension à l'autosatisfaction. En fait, bien qu'il ait côtoyé un politicien de grande pointure comme Mustapha Ben Jaafar (on ne saurait lui renier cela, hormis ses compromissions dans La Troïka), eh bien Elyès Fakhfakh donne toujours l'impression de n'être pas concerné par la chose publique qu'il ne conçoit que dans les contours de ses fameux logiciels lesquels déclinent exclusivement dans la technicité. On ne saurait dire qu'il se refuse à s'ériger en homme d'Etat. Sur ce plan, en effet, il reste prudent. Il laisse la part belle à Kaïs Saïed et il évite parcimonieusement d'aller sur des champs de compétences qui ne sont pas siennes. Il n'a jamais, non plus, pipé mot sur Rached Ghannouchi-qui, pourtant, sème les divisions au sein de la coalition gouvernementale. Stratégie sur sept axes : une lettre à la poste ? Il a pourtant parlé de document contractuel au sein de son gouvernement. Un document signé, la semaine dernière, une espèce de charte de solidarité entre les composantes de l'équipe gouvernementale. Il a même vanté cette « solidarité » entre ministres, comme si tout baignait dans l'huile et que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Et, pourtant, Abdellatif El Makki, celui qui s'érige en « généralissime » dans la guerre contre la pandémie, ne cesse de se mettre en scène, de cultiver un égo surdimensionné, prenant, par ailleurs, des décisions empiétant sur les champs de compétences de Mohamed Abbou (les modalités de reprise du travail dans les entreprises publiques et dans l'administration) ; ou celles du ministre du Commerce (Mohamed Msellini) qui n'a d'ailleurs pas manqué de le sermonner publiquement ; ou encore celles de Mohamed Ali Toumi, ministre du Tourisme. Il a même décrété « la fermeture de la mer », lançant ainsi un très mauvais message aux touristes (étrangers ou autochtones) alors que le secteur est fortement sinistré. Sans pour autant se proclamer chef de guerre, Elyès Fakhfakh parle, déjà, de « grand succès » dans cette guerre, vantant les mérites de la réactivité de son gouvernement dès l'annonce mondiale du Covid-19. Mais, omettant soigneusement de rappeler que l'ancienne ministre de la Santé, Sonia Ben Cheikh avait, dès la mi-février, mis en place le protocole et les mécanismes pour y faire face. Normal : on ne vante pas les mérites de ses prédécesseurs dans nos mœurs politiques… Le Chef du gouvernement n'a cependant pas manqué de parler de l'après-Covid. Là, il a été concret. Et ce plan s'articule autour des urgences et elles sont au nombre de sept. Le renforcement de la sécurité et de la souveraineté nationale (logique dans la mesure où les pyromanes sévissent) ; la préservation du tissu économique et préservation des PME (qu'en reste-t-il ?) ; la réanimation des secteurs les plus touchés (avec quels fonds dès lors qu'il nous faut 5 mille milliards de dollars) ; l'allègement des pesanteurs bureaucratiques et la digitalisation de l'administration (le transfert technologique requiert une mise à niveau que l'administration refuse) ; la préservation des emplois et la lutte contre le travail précaire ( le secteur privé, copieusement diabolisé, suivra-t-il ?) ; l'accélération des grands projets et le retour à la normale du Bassin minier ( comment conjurer les dérives ?) ; enfin, la lutte contre la corruption et l'impunité ( Youssef Chahed disait la même chose, sauf que la corruption ne concerne pas uniquement les services de la douane et quelques affairistes véreux). Finalement, ces mesures sont absolument opportunes. Mais, les problématiques qui les rendent nécessaires, sont antérieures à la pandémie. En fait, c'est le type-même de mesures-bateau. Comment les articuler ? Tout le problème est là. Comment, d'ailleurs, prétendre les concrétiser au milieu des tiraillements politiques que Fakhfakh effleure, à peine, dans son allocution alors qu'il est en plein dedans ? « A long terme, nous serons tous morts » Elyès Fakhfakh a quand même exprimé une certaine empathie face à la pauvreté qui sévit dans le pays, lui qui s'arrange toujours pour paraitre de marbre. Et voilà : la formule est lancée : «cette pandémie révèle la pauvreté touchant des pans entiers de la population». On savait que le Covid-19 représenterait un déclencheur «chimique», un lancinant révélateur des dysfonctionnements de l'Etat, autant que les disparités sociales qui en ont résulté. Haute béance, les aides de 200 dinars auront bien mieux répertorié ceux que la croissance a oubliés dans sa frénésie à vouloir maquiller les déséquilibres socio-économiques. Les statistiques effroyables se sont faites d'elles-mêmes, dans l'énergie du désespoir de ceux qui luttent pour la survivance. En tous les cas, loin des chiffres toujours bien « truqués » -comme dirait Churchill-, d'un Institut National de la statistique, dont les cahiers ne sont jamais mis à jour. Fallait-il attendre cette pandémie pour se retrouver confrontés à cette terrifiante réalité ? Fakhfakh n'avait que l'empathie à exprimer. L'empathie c'est, en effet, la capacité à s'identifier à autrui dans ce qu'il ressent… Le courage de le reconnaitre aussi. Comment palpe-t-il, néanmoins ce fléau de la pauvreté ? Comment et par quels mécanismes l'identifie-t-il ? Du coup, on revient à ce rapport très controversé de la Banque mondiale de 2019. On y lit que la Tunisie est l'un des pays les plus pauvres de la Région MENA (Afrique du Nord et Moyen Orient). On y lit aussi que la pauvreté frappe de plein fouet un million et demi de Tunisiens, dont un demi-million vivent avec à peine quatre misérables petits dinars par jour. Par ailleurs, le ministère des Affaires sociales avait établi le seuil de pauvreté, depuis 2011, à hauteur des 24% de la population tunisienne, chiffre qui contraste encore avec le confort des chiffres de l'INS : pour lui, à peine 3,8%. A croire que nous sommes en plein régime Ben Ali, dont le grand leurre fut ce 26-26. Le fait est là : l'Etat tentaculaire depuis 2011 n'a rien à envier à celui du régime déchu. Et, du coup, la pauvreté s'est intensifiée, avec des horizons d'emplois bouchés. Qu'on découvre, maintenant, que le peuple s'appauvrit s'apparente autant à l'hypocrisie d'Etat (tous depuis 2011) qu'à une condamnation de l'Histoire. Or, un axiome simple dit que la pauvreté est aussi la résultante de la corruption. Absence de volonté politique, non-respect des lois anti-corruption, pas de protection effective pour les dénonciateurs et les lanceurs d'alertes. Selon l'ONG, « Transparency international » (rapport de 2019) la Tunisie a perdu 15 points entre 2010 et 2017, quelque chose d'étonnant pour un pays qui se libère de la dictature et, donc, de la corruption d'Etat et qui accède à la démocratie et, par-delà, à la transparence. D'ailleurs, la Tunisie est classée, toujours en 2019, 74ème sur 100 reculant même d'un poste par rapport à 2018. C'est cette même corruption qui fait que la Tunisie soit si endettée, et Elyès Fakhfakh a qualifié cet endettement de « terrifiant ». Entre empathie et réalisme, entre autosatisfaction et zones d'ombre, le Chef du gouvernement rassure le bon peuple et lui donne de quoi s'inquiéter à la fois. Il fait aussi un pied de nez à Youssef Chahed, annonçant les nécessaires correctifs à apporter à la loi de finances 2020. Par où commencer ? Il parle de plan quinquennal 2020-2025. En d'autres termes, de plan qui requiert des sacrifices. C'est-à-dire, encore plus de sacrifices pour le peuple. Cinq ans, ce n'est rien dans la vie d'une Nation. C'est du moyen terme. Or, dans l'état où nous sommes, c'est interminable. C'est du long terme. Et, comme le dit l'économiste Keynes, « à long terme, nous serons tous morts ».