Publiée en 1964, Sartre la présente comme un adieu à la littérature, cette "imposture" selon lui et qu'il n'a de cesse de présenter comme telle. Loin de l'autobiographie conventionnelle qui avec nostalgie ferait l'éloge des belles années perdues, il s'agit ici pour Sartre d'enterrer son enfance au son d'un requiem acerbe et grinçant. La mise à distance est le principe même de cette autobiographie, qui se veut une dénonciation des mensonges de l'enfance, une démystification de cette période. Le ton est en effet donné : aucune complaisance envers le passé. Quitte même à falsifier les souvenirs, pour mieux les persifler. Au-delà de ce regard aigu et distant qu'il porte sur ses souvenirs et qui constitue la trame de l'ouvrage et non pas son propos, l'auteur s'en prend à l'écrivain qui germe en lui. Pêle-mêle, il rabroue et piétine les illusions d'une vocation littéraire, le mythe de l'écrivain, la sacralisation de la littérature dans un procès dont il est à la fois juge et partie. Ainsi, « l'écrivain engagé » dénonce ce risible sacerdoce, cette religion absurde héritée d'un autre siècle. Du crépuscule à l'aube, un travailleur en chambre avait lutté pour écrire une page immortelle qui nous valait ce sursis d'un jour. Je prendrais la relève : moi aussi, je retiendrais l'espèce au bord du gouffre par mon offrande mystique, par mon œuvre. On ne peut s'empêcher de sourire devant tant d'ironie, et l'on sent l'auteur s'y amuse aussi lorsque, avec cette langue parfaite et cette brillante érudition, il joue les pasticheurs. Lire et écrire Le livre se divise en deux parties : « Lire » et « Ecrire ». Si besoin était, Jean-Paul Sartre nous rappelle qu'avant d'être intellectuel, il était comme tout le monde, et qu'il n'a pas appris à écrire avant d'apprendre à lire. Il s'amuse donc à revenir sur ses jeunes années en dressant le portrait-type –plein de mauvaise foi- du petit Sartre, enfant unique adoré, proie de la tendre convoitise d'une famille morcelée qui se déchire l'amour du petit dernier comme une famille de corbeaux autour d'un dernier quignon de pain. Petit Sartre qui veut plaire aux adultes, qui joue le rôle qu'on lui impose, et qui finit par perdre son identité en se fondant avec la volonté de ses aïeux. Mais si l'identité est perdue, que nous raconte le petit Sartre devenu grand ? Des histoires. Mais des histoires tenues pour véridiques : un copier-coller rapidement mâché et digéré des théories psychanalytiques qui abusent de termes manipulés à mauvais escient. L'inconscient devient la justification maîtresse des aspirations littéraires –il évite surtout le devoir de cohérence. Ainsi peut-on gentiment farandoler : « Je souscris volontiers au verdict d'un éminent psychanalyste : je n'ai pas de Sur-moi » -parler de soi sans fin, et parler un peu des autres, mais toujours avec ce même profond mépris qui saillait déjà dans des publications antérieures : «L'heureux homme ! il devait, pensais-je, s'éveiller chaque matin dans la jubilation, recenser, de quelque Point Sublime, ses pics, ses crêtes et ses vallons, puis s'étirer voluptueusement en disant : « C'est bien moi : je suis M. Simmonnot tout entier.» Malheureusement, Jean-Paul Sartre ne nous donnera jamais l'explication de son mépris de l'humanité –ce qui n'aurait pourtant pas été de mauvaise foi. En se prenant pour l'exception, élu surhomme au-dessus de toute la plèbe, l'auteur se montre détestable et ennuyeux. Tout tourne autour de lui et la perspective des évènements décrits ne dépasse jamais le bout de son nez. Peut-on trouver de l'intérêt à lire un journal qui relève plus de l'onanisme biographique que de la véritable recherche existentielle ? Oui, si l'on apprécie soi-même la contemplation individuelle, et si l'on souhaite trouver un partenaire de jeu qui soit à la hauteur. Au milieu de ce marasme d'autosatisfaction contrôlée, Les mots prend parfois un peu de recul, se détachant de l'individu Sartre pour parler plus généralement de l'inscription culturelle. Elle s'impose ici en termes de culture littéraire et familiale. Tout lecteur et écrivain de jeune âge pourra contempler des clichés de jeunesse mélancoliques et lire quelques considérations amusantes –même si l'humour n'est pas le maître mot de ce roman. Malgré tout, le temps semble parfois long. Jean-Paul Sartre hésite entre plusieurs rôles. Quel est celui qu'il préfère ? Enfant prodige, enfant manipulé, enfant abusé ? Ecrivain tyrannique, écrivain délirant, écrivain passionné ? En attendant de choisir, il s'essaie à tous les rôles, n'en choisit aucun, nous lasse de ses hésitations et enchaîne les poses : « J'ai passé beaucoup de temps à fignoler cet épisode et cent autres que j'épargne au lecteur ». Enfin, Jean-Paul Sartre avoue : «Je n'écrirais pas pour le plaisir d'écrire mais pour tailler ce corps de gloire dans les mots ». Comment accueillir une telle déclaration lorsque tout le livre a lassé ? Un peu de pitié se mêle à la fatigue. Cette explication même ne convient pas. Allez Sartre, crache le morceau, avoue ce qui te tourmente ! « La glace m'avait appris ce que je savais depuis toujours : j'étais horriblement naturel. Je ne m'en suis jamais remis ». On espère que depuis, Sartre a réussi à accepter... L'Homme désincarné, Homme sans Terre Sartre évoque avec une ironie impitoyable, sans rancœur, ce qui a fait de lui un enfant truqué. C'est Sartre lui-même qui parle du corps page 67, "il ne me déplaisait pas d'avoir un léger dégoût à surmonter, quand elles me prenaient dans leurs bras." Il poursuit ainsi : "il y avait des joies simples, triviales : courir, sauter, manger des gâteaux, embrasser la peau douce et parfumée de ma mère ; mais j'attachais plus de prix au plaisir studieux et mêlés que j'éprouvais dans la compagnie des hommes mûrs." «Quand Monsieur Barrault se penchait sur moi, son souffle m'affligeait des gènes exquises, je respirais avec zèle l'odeur ingrate de ses vertus. » Jean-Paul Sartre est mal à l'aise avec son corps, il devrait prendre plaisir à gambader dans la nature, sans même parler du plaisir de la pêche, de sillonner la campagne au printemps ; au contraire il affirme " je confondais mon corps et son malaise, p 75 " Tout ce que Jean-Paul Sartre connaît depuis le plus petit insecte, il l'a appris avec les livres, ses pierres levées, sans ambiguïté il raconte page 44, " c'est dans les livres que j'ai rencontré l'univers, ; classé, assimilé, étiqueté, pensé... " C'est un enfant sans attaches terriennes, qui se sent et se dit déraciné. On est moins surpris quand il avoue, je pourrais écrire les yeux fermés. Son instrument essentiel pour être présent, vivant, dans sa chair au monde, d'un trait, il dit pouvoir s'en passer. "Puisque c'est mon lot, à moi, en un certain lieu de la terre et de m'y sentir superflu. p 77", et plus cruel encore il affirme, "J'étais rien : une transparence ineffaçable .p 76" Encadré article 2 Extraits du livre Sur les terrasses du Luxembourg, des enfants jouaient, je m'approchais d'eux, ils me frôlaient sans me voir, je les regardais avec des yeux de pauvre: comme ils étaient forts et rapides! comme ils étaient beaux! Devant ces héros de chair et d'os, je perdais mon intelligence prodigieuse, mon savoir universel, ma musculature athlétique, mon adresse spadassine; je m'accotais à un arbre, j'attendais. Sur un mot du chef de la bande, brutalement jeté: « Avance, Pardaillan, c'est toi qui feras le prisonnier », j'aurais abandonné mes privilèges. Même un rôle muet m'eût comblé; j'aurais accepté dans l'enthousiasme de faire un blessé sur une civière, un mort. L'occasion ne m'en fut pas donnée: j'avais rencontré mes vrais juges, mes contemporains, mes pairs, et leur indifférence me condamnait. Je n'en revenais pas de me découvrir par eux: ni merveille ni méduse, un gringalet qui n'intéressait personne. Ma mère cachait mal son indignation: cette grande et belle femme s'arrangeait fort bien de ma courte taille, elle n'y voyait rien que de naturel: les Schweitzer sont grands et les Sartre petits, je tenais de mon père, voilà tout. Elle aimait que je fusse, à huit ans, resté portatif et d'un maniement aisé: mon format réduit passait à ses yeux pour un premier âge prolongé. Mais, voyant que nul ne m'invitait à jouer, elle poussait l'amour jusqu'à deviner que je risquais de me prendre pour un nain-ce que je ne suis pas tout à fait-et d'en souffrir. Pour me sauver du désespoir elle feignait l'impatience: « Qu'est-ce que tu attends, gros benêt? Demande-leur s'ils veulent jouer avec toi. » Je secouais la tête: j'aurais accepté les besognes les plus basses» je mettais mon orgueil à ne pas les solliciter. Elle désignait des dames qui tricotaient sur des fauteuils de fer: « Veux-tu que je parle à leurs mamans? » Je la suppliais de n'en rien faire; elle prenait ma main, nous repartions, nous allions d'arbre en arbre et de groupe en groupe, toujours implorants, toujours exclus. Au crépuscule, je retrouvais mon perchoir, les hauts lieux où soufflait l'esprit, mes songes: je me vengeais de mes déconvenues par six mots d'enfant et le massacre de cent reîtres.»