Un phénomène tendant à se généraliser sur tout le territoire et prenant de l'ampleur ces derniers temps ; les étals des épiceries sont de plus en plus vides offrant un aspect désolant voire squelettique. Par un passé pas très lointain, chaque « Houma » et ruelle, chaque quartier étaient dotés d'une échoppe tenue généralement par un Djerbien. La bicoque quoique de dimensions restreintes était richement approvisionnée. On y trouvait de tout, allant des fameuses bobines aux couleurs chatoyantes de fil à broder DMC aux denrées alimentaires en passant par les ustensiles de cuisine que l'épicier accroche à sa devanture à l'approche du mois saint le Ramadan. Il va sans dire que le baril de pétrole trônait juste à l'entrée de la boutique jouxtant à la bonne franquette avec l'armoire sans portes du pain mais protégée par un voile à la propreté douteuse . Pratiquement tous les achats se faisaient à crédit avec le fameux carnet où le djerbien griffonnait et notait méticuleusement toutes les opérations. A la paie, tous les pères de famille s'acquittaient de bon cœur de leurs dettes et sans tergiversation aucune.
Un métier qui périclite à vue d'œil Que s'est-il passé depuis ? Pourquoi la plupart des djerbiens ont-ils changé de créneau ou fermé carrément boutique ? Quelles sont les doléances actuelles de ceux qui résistent encore à la tentation de mettre la clé sous la porte ? Changement de mœurs oblige, les acheteurs à crédit honorent-ils régulièrement leur ardoise à chaque échéance ? Les grandes surfaces sont-elles les seules à incriminer dans l'affaire ? Nous avons abordé M. Lotfi Ben Ghorbal, un épicier dont la boutique quoique idéalement située dans une rue bien animée à Hammam-Lif offre un contraste étrange avec des étals tristement vides. Ecoutons-le nous donner un aperçu sur les difficultés énormes qui entravent le secteur : « Je me dois de souligner pour commencer que la notion de l'épicier du quartier de naguère n'est plus d'actualité. Les mentalités ont bien changé et dans le mauvais sens ; certains clients par ruse et roublardise honorent au début régulièrement leurs crédits. Puis de fil en aiguille, les reliquats de s'accumuler graduellement pour de multiples allégations souvent mensongères (maladie des enfants, accouchement, rentrée scolaire, Aïds, réparation de la voiture, etc.). Au bout de quelques mois, on se trouve impliqué dans un processus infernal et le dilemme est le suivant : continuer à les approvisionner en nous embourbant davantage en espérant qu'un jour l'ardoise serait épongée ou arrêter radicalement les frais, couper court avec cet engrenage et accepter cette perte sèche. Le vol est notre lot quotidien, il suffit qu'on ait le dos tourné pour chercher un article quelconque et le tour est joué. Grossistes, grandes surfaces mais ...firmes mères également ! Autre problème, quand nous achetons auprès des grossistes, ils nous imposent certaines marques et produits qui ne sont nullement demandés par les acheteurs. C'est une sorte de vente conditionnée et nous devons nous y plier. Ces mêmes grossistes ne se privent point de vendre toutes sortes de denrées alimentaires, boissons gazeuses en vrac directement aux clients qui trouvent largement leurs comptes dans l'affaire volet finances. Certaines firmes ne se gênent pas à commercialiser leurs produits directement au consommateur. Vous avez des camionnettes portant le label de la société et qui sillonnent les quartiers exposant la marchandise à des prix de loin inférieurs aux nôtres. Les grandes surfaces représentent une grosse plaie qui nous saigne à blanc car en plus des médias qu'elles squattent à longueur de journée, des lots de cadeaux surprises, des prix imbattables qu'elles affichent, elles accordent aux acquéreurs des facilités de paiement s'échelonnant sur des mois. Elles peuvent se permettre ces largesses car elles jouent sur le nombre. Cadence que nous autres petits épiciers ne pouvons soutenir. Faut-il souligner que la visée de ces consortiums est d'implanter des filiales dans toutes les villes. Je vous laisse le soin de deviner ce que sera notre avenir et celui de nos familles... Avec les charges lourdes : loyer du local majoré annuellement de 5%, électricité, fisc, CNSS, nous ne voyons vraiment pas le bout du tunnel. Une question pour terminer si vous permettez : depuis plus d'une décennie, notre marge de bénéfice n'a pas bougé d'un iota. A titre d'exemple je vous cite ces chiffres : 24 millimes pour 1 litre de lait, 20 pour le kg de pâte, 5 pour un œuf, 10 pour un pain, 1 dinar pour les cinquante kg de sucre. Si les prix de ces produits et bien d'autres ont subi des majorations, pourquoi notre marge de gain n'a pas suivi le mouvement ? »