Encore un autre Festival qui vient s'ajouter à la liste déjà longue, où chaque ville ou village a le sien ? Qui va ensuite, lentement, péricliter, tomber dans les dérives et les facilités habituelles, telles que défilé de chars fleuris avec palmes, rubans, jeunes filles en habits traditionnels précédées de l'inévitable troupe dite folklorique, des petites majorettes qu'on fait attendre des heures, des discours ennuyeux, puis une suite de concerts animés par des chanteurs qui font ainsi, d'une saison à l'autre, le tour de Tunisie, les mêmes avec le même répertoire, qui reviennent de façon cyclique ?? Nous ne le croyons nullement au vu de cette première édition du Festival de Tozeur, si pleine de promesses, de potentialités, et au vu de l'organisation générale, confiée à des professionnels, ce qui n'empêche pas quelques petits « couacs » inévitables. Un sponsoring de taille, un comité d'organisation aux épaules solides, et surtout une détermination farouche de faire de ce Festival « des musiques du monde et des chants soufis » une structure qui donnera à Tozeur, à la région, de nouveaux atouts, de nouvelles perspectives. Et pourquoi pas, faire mieux que Fès et Marrakech ? Tozeur en a les moyens. L'idée d'introduire juste une « table ronde » sans plus, éviter ces interminables « séminaires » devenus à la mode, est judicieuse. En confier le choix des thèmes et des intervenants, à Youssef Seddik, un autochtone qui le revendique bien haut, exigeant sur tout, est une garantie d'indépendance de parole et de qualité certaine du niveau. Samedi 19 avril, dans le silence du « Chak-Wak », sous les dattiers qui entrouvraient discrètement leurs gousses-armures , pour laisser les efflorescences être fécondées par les pollens des palmiers mâles, un auditoire attentif, hors du monde, est emporté par la musique mystique. L'extase déjà. A l'ombre des grenadiers en fleurs, dans un coin de ce bout d'oasis transformé en jardin, Youssef Seddik, va mettre toute sa verve, et son humour des grands jours, pour présenter chaque intervenant, en racontant les souvenirs indélébiles de moments vécus par ci ou par là avec Ali Saïdane, la carrière d'historien de Abdelhamid Larguèche, soulignant un trait de caractère de Raja Farhat, « le Candide du jour », ou rappelant le parcours original et si riche de Michel Dousse, son érudition, sa passion et sa connaissance de l'Islam. Amoureux du désert, compagnon de Louis Massignon, Michel Dousse, a séjourné plusieurs années dans le désert algérien. Il connaît aussi tous les autres. Lui, qui a eu « la chance, par le plus grand des hasards, dans le désert algérien, d'être l'hôte pour un soir, d'un esclave racheté par Le Père de Foucauld et affranchi », est intarissable lorsqu'il parle de « Musique et sacralité de l'espace » : thème sur mesure pour ce Festival des « musiques du monde », dans cette région fertile de savoir, d'histoire, de culture religieuse, et si païenne parfois. . Michel Dousse rappelle, avec le vocabulaire limpide des gens qui maîtrisent leur sujet, que pendant la période antéislamique, dans la péninsule arabique, il y avait deux types d'espaces sacrés : le « haram » et le « hima ». Le premier se trouvait exclusivement en zone aride, sans aucune marque de limite, sans contours définis, sans enceinte, sans palissade, ouvert sur tout, et au centre duquel s'élevait une idole, non pas une statue ou un totem façonnés à main d'homme, mais de la pierre, dans son état minéral, originel, une sorte de mégalithe, de menhir. Juste un symbole, sans formes, sans visage, qu'on idolâtrait. Alors que le « hima », qui est aussi un espace sacré, mais à l'opposé du « haram », c' est d'abord un espace défini, clos, enfermé, limité par une frontière déterminée, aux marques visibles. Deuxième différence avec la « haram » : le « hima » est un espace appartenant à l'ensemble de la communauté, c'est un lieu de vie partagée, situé sur un terrain fertile, propriété de l'homme donc. Pour Michel Dousse, la musique et le chant sacrés, les psalmodies sont une illustration parfaite de ce double espace. Ainsi, « l'adhan », l'appel du « mouedhen » pour inviter les croyants à la prière, mais aussi, comme le souligne M. Dousse, en faisant référence à un passage de Rabbaa El Adaouyia, que cet « adhan » est aussi un rappel du moment du Jugement Dernier, que ce signal part dans toutes les directions du haut des minarets, vers les quatre coins cardinaux, vers l'infini, sans obstacle pour l'arrêter, ni pour en renvoyer l'écho, sans frontière, tellement similaire au « haram », lieu sacré sans barrières. Par ailleurs, comme le « hima », espace limité, défini, Dousse prend comme exemple la forme des églises ; construites de façon telle que le son des chants, des litanies, des prières, des psalmodies, ne parte pas dans un ailleurs sans fin, mais il est répercuté par les murs et les voûtes pour qu'il revienne vers les présents, les auditeurs. De la même façon, il fait remarquer que les moments de silence qui rythment les psalmodies, sont nécessaires pour laisser le temps à l'écho de s'évanouir et ne pas perturber la compréhension des paroles.
Le « dhaher » et « le baten » Ali Saïdane va de façon très pédagogique, apporter un éclairage sur ce « Balad El Jérid », sur le métissage culturel qui s'est fait en ce carrefour routier, focalisant son exposé sur le « Thalmud » de Sidi Bou Ali Assunni, de Nafta. Exposé expliquant les rites, les influences multiples, et décrivant la fameuse Kharja du 3ème jour de l'Aïd, donnant de temps à autres des détails croustillants, et récitant, de mémoire, quelques incantations. Abdelhamid Larguèche, professeur d'Histoire, directeur du laboratoire du patrimoine à la faculté de la Manouba, va, avec beaucoup de certitude, de façon lyrique parfois et avec emphase, expliquer « les fondements esthétiques de la musique mystique ». Une démarche originale pour nous exposer les bases de l'esthétique orientale: si le vrai est ce qui apparaît clairement, le « dhaher », ou alors tout cela n'est qu' apparence derrière laquelle il y a un sens caché, « le baten ». Ils sont indéfectiblement liés, de façon dialectique, par un concept clé de la mystique orientale : « le barzakh » ( traduit en « isthme » par Seddik), ligne de séparation mais en même temps de médiation, voie de passage, entre le « dhaher » et le « baten ». C'est le « barzakh » qui permet, à travers la musique mystique, d'arriver au « Al Hâl », l'extase. Raja Farhat, non prévu comme intervenant, se voit attribuer le rôle de « Candide » par Youssef Seddik, pour nous dire « ce qu'il pense de tout ça, au pied levé ». R. Farhat, avec l'innocence acide qu'on lui connaît, se trouve à son aise pour parler, parfois avec préciosité et beaucoup de précision, mais sans pédantisme, d'un humour grinçant aussi, des débuts sanglants, des balbutiements de « l'Etat » musulman, les luttes de clans, des assassinats qui s'en suivirent, des schismes, dans cet espace pourtant si sacré. Et pour dire aussi tout son espoir et sa confiance, malgré tout et malgré l'actualité peu encourageante, dans un monde meilleur. Un sacré moment cette table ronde si informelle, sans interdits ni censure. Cet îlot de verdure si propice à ce genre de débats est un lieu à protéger, pour qu'il puisse encore retentir des « musiques du monde ». Un lieu où continueront à se répercuter les échos du Thalmud de Sidi Bou Ali. Un « haram » sans frontières qui diffusera la pensée et la parole. Un « hima » qui gardera sous son ombrage, la liberté, si sacrée.