Le spectacle est aujourd'hui des plus ordinaires et des plus quotidiens : tous les jours de la semaine, pendant la séance de la matinée comme pendant celle de l'après-midi, les guichets de toutes les municipalités du pays (ou presque) reçoivent les dossiers des emprunteurs pour une légalisation de leur signature apposée sur un quelconque contrat de prêt. Il serait intéressant de savoir si toute la population tunisienne n'est pas endettée jusqu'au cou pour au moins dix ou vingt ans à venir. La vie de certains citoyens se résume à travailler pour honorer les dettes et pour ne pas payer celles-ci avec quelques années de prison ! Il y a pire : l'emprunteur peut mourir en cours de route et faire endosser aux siens la responsabilité de s'acquitter des sommes encore impayées. C'est, dans ce cas, une manière de vivre et de mourir à crédit. Il existe chez nous une métaphore curieusement macabre qui désigne la maison qu'on construit pour soi et sa famille par l'expression « tombeau de la vie ». Réflexion faite, l'image n'est pas tout à fait usurpée : quand un père de famille signe les contrats de prêt les uns après les autres pour pouvoir terminer les travaux de la « maudite » maison, quand il se prive et prive ses proches de quasiment tout pour ne pas manquer une seule échéance, quand il consent à des clauses du contrat qui font peser constamment sur lui et les siens la pire des « épées de Damoclès », n'est-ce pas en définitive sacrifier tout pour une forme de tombeau, non pour une forme de caveau familial puisque tout le monde est impliqué directement ou indirectement dans l'emprunt. Le plus pénible pour certains c'est qu'il n'existe pas de meilleure solution pour enfin avoir une maison ou un appartement à soi. Dans beaucoup de cas, c'est le mari et son épouse qui s'endettent en même temps soit pour le même projet soit pour deux projets différents, de sorte que les deux salaires réunis (ou plutôt ce qu'il en reste) suffisent à peine aux besoins vitaux de la famille. Si d'autres emprunts s'imposent pour joindre les deux bouts et qu'il ne reste plus une seule banque ou société pour les accorder, on recourt généralement à des membres de l'entourage capables de patienter ou de renoncer à leurs dus devant les atermoiements répétés des emprunteurs.
Ironies du sort L'une des situations les plus embarrassantes pour ces derniers mais avec les banques cette fois, c'est de ne plus être, pour une raison ou une autre, en mesure de rembourser le prêt. Nous avons dernièrement fait la connaissance d'un agent administratif licencié depuis seulement quelques mois par son entreprise. D'après les informations qu'il nous a fournies sur les différentes dettes contractées par lui et par son épouse, il semble que l'hypothèque de tous ses biens est pour des délais très proches. Le couple a une fillette de 5 ans qui subit souvent les conséquences de la détérioration concomitante de la situation financière de ses parents et de leurs rapports réciproques. C'est l'enfer tous les jours désormais et l'homme ne voit pas comment s'en sortir avec le moins de dégâts possible pour son ménage et surtout pour l'enfant. Même le « tombeau de la vie » peut faire l'objet d'une hypothèque ! Passer des années précieuses de son existence à trimer pour les autres et voir le fruit de tous ses sacrifices aller dans d'autres mains que les siennes : quel gâchis ! Ne valait-il pas mieux dans ce cas rester locataire chez les autres le restant de ses jours que vivre pareilles ironies du sort ?!
Les termes d'une capitulation Les termes avec lesquels sont écrits les contrats de prêt donnent parfois des frissons dans le dos et peuvent aussi donner lieu aux hallucinations les plus terrifiantes : c'est tout le temps des débuts de phrases du genre « l'emprunteur accepte... », « l'emprunteur consent... », « l'emprunteur doit... », « l'emprunteur supportera... » et « supportera en outre... ». Ce sont en fait les termes d'une capitulation similaires à ceux que le perdant d'une guerre se voit contraint d'accepter la tête basse. Le lexique de la menace est, vous vous en doutez, omniprésent dans ce genre de texte qui donne la chair de poule avant même que ses phrases ne soient achevées : « A défaut de paiement... », « en cas d'inobservation de l'une des clauses... », « au cas où ces documents... », « en cas de poursuites par devant les tribunaux » etc. La partie prêteuse a bien évidemment la part belle dans la formulation des articles du contrat puisque ceux-ci stipulent que l'emprunteur « l'autorise expressément à... », qu'elle percevra « une commission de ... », qu'elle débitera du montant emprunté « des intérêts, tous impôts, commissions, taxes, frais et accessoires... », qu'elle aura « en toutes circonstances et à tous les moments, la faculté d'exiger... », qu'elle peut recouvrer sa créance sur « tous les biens de l'emprunteur », qu'elle ne versera pas un sou en cas de poursuites judiciaires ! C'est comme vous voyez « le célibataire qui impose ses conditions à la veuve » !
Cavale Et les « veuves » ne manquent pas en ces temps difficiles. Parce que d'un autre côté, l'emprunteur ne se présente pas toujours en victime expiatoire et n'est pas que perdant dans l'affaire : Comment peut-on aujourd'hui, avec les salaires perçus, épargner le prix d'une maison, celui d'une voiture, d'un mariage ou d'un projet professionnel autrement qu'en contractant des crédits. C'est en effet une bouée de sauvetage pour l'ensemble des fonctionnaires, tous grades confondus ! Les étudiants peuvent en tirer bénéfice aussi avant d'obtenir leurs diplômes et une fois ces diplômes en poche. Les agriculteurs, les industriels et les commerçants empruntent également aux banques. Tout le pays est débiteur. Les états empruntent alors pourquoi pas leurs citoyens ! Seulement, il faut rembourser ses créances : les uns le font très civiquement, d'autres sous la menace et la contrainte. Mais il y en a parmi les débiteurs qui prennent la clé des champs et pendant qu'ils cavalent leurs créanciers se vengent sur ceux qui ne l'ont pas fait !