Une quinzaine de jours avant l'Aïd El Kébir, le paysage urbain connaît un changement notable dans la plupart des pays musulmans. La plupart des agglomérations et parfois le centre-ville retrouvent des traits de la campagne. De nombreux espaces verts et plusieurs aires libres de la cité accueillent quotidiennement les moutons des particuliers et ceux des éleveurs venus vendre aux citadins une partie de leurs troupeaux. Des foires improvisées s'organisent sur les bords de route ou bien au beau milieu des quartiers qui environnent les villes. Il n'est cependant pas exclu que vous croisiez en pleine Médina de Tunis, un, deux voire trois béliers suivis de leurs maîtres jeunes ou adultes. Les plus opportunistes des commerçants se convertissent en vendeurs de foin et d'herbe fraîche. Ils proposent alors leur marchandise à même les trottoirs ou dans des locaux aménagés pour la circonstance. Les animaux de trait et les camionnettes transportant bétail et fourrage se mettent à circuler partout où il leur est possible d'entrer. Les ventes à la criée animent plusieurs points réservés d'ordinaire au stationnement des voitures. La crotte s'éparpille dans les rues et les avenues ; du coup l'air ambiant s'en trouve imprégné et petit à petit une bonne partie des habitants se met à sentir la laine crasseuse des moutons. Les coffres de certaines voitures luxueuses garderont longtemps cette odeur répugnante à cause des béliers qu'ils ont transportés jusqu'à la villa et à cause du garage qui a accueilli pendant quelques jours une ou plusieurs têtes à égorger. Les balcons des immeubles seront vidés de tous les objets qui les garnissaient pour devenir des étables-miniatures et des haut-parleurs qui amplifient les concerts de bêlements incessants. De jour comme de nuit, la cité vivra désormais par et pour les moutons de l'Aïd !
Loisir de circonstance Quand tout le monde aura acheté la bête à sacrifier (des fois, c'est un veau ou un taureau), c'est au tour des enfants et des adolescents d'organiser des tournois de béliomachie devant chez eux ou dans les quartiers voisins. Chacun parera son animal de rubans colorés, lui passera sur la toison un peu de henné et le coiffera avec fantaisie de la tête aux pattes. Les plus vaniteux de ces jeunes amateurs se contenteront de pavaner dans les rues de leurs quartiers et se serviront de leurs moutons pour impressionner les curieux et surtout les curieuses. Remarquons au passage que cette exhibition d'un genre bien particulier est l'apanage des garçons. Il est extrêmement rare qu'une belle dame ou qu'une jeune demoiselle sorte le mouton de l'aïd pour une promenade en ville. Pendant près d'un mois parfois, le loisir préféré des jeunes sera donc de participer, d'animer ou d'assister aux défilés et aux combats ovins. Ils en oublient quelquefois leurs leçons et sèchent même quelques cours pour ne pas manquer une de ces joutes exceptionnelles. Nous avons remarqué à ce sujet que les parents eux-mêmes prennent un congé de deux ou de trois jours pour s'occuper du mouton et de sa nourriture. On se découvre (on se redécouvre) alors des qualités de berger professionnel et l'on rivalise d'astuces pour rendre le mouton docile aux ordres de son maître, pour l'inciter au combat, pour lui éviter de s'effaroucher, pour le faire taire et pour lui faire prendre sans peine son aliment et son breuvage.
Puanteur tenace A l'approche de la fête, tout le monde se met à vendre les petits légumes indispensables à la préparation de certains mets de l'Aïd. Des souks sauvages s'établissent quotidiennement dans chaque quartier et partout où vous allez, vous marchez sur des feuilles de persil, de blette ou d'épinard, sur des tomates ou des piments pourris, sur une peau de citron ou sur des épices moulues. Les déchets verts jonchent toutes les artères de la ville et s'amoncellent dans les endroits que les bennes de la municipalité ne peuvent atteindre. Le jour du sacrifice, les chiens et les chats errants, les mouches et bien d'autres insectes charognards s'en donnent à cœur joie au milieu des poubelles nauséabondes et parmi les abats non moins puants. Les bouchers de circonstance sillonnent la ville dans leur tenue crottée. En les approchant, l'odeur de la bouse mêlée à celle du sang chaud vous tourne la tête ; mais vous vous trouvez dans l'obligation de la supporter jusqu'à ce que l'opération d'abattage soit achevée. A ce moment, commencent pour la gent féminine les épreuves de nettoyage et de dépeçage à la suite desquelles tout leur corps se « parfume » à la chair animale, « relent » difficile à éliminer à moins de vider sur soi un flacon entier de fragrance signée !