Dans une récente rencontre avec la directrice d'un centre de protection des animaux, notre conversation tourna sur les effets psychologiques et moraux néfastes de la rupture brutale d'amitié entre l'enfant et « son » mouton de l'Aïd après le sacrifice de ce dernier. Nous avons même évoqué le danger que peut représenter l'abattage de la bête en présence du petit. La vue de ce compagnon en train de se débattre dans son sang après que le boucher l'eût égorgé et le spectacle de sa carcasse dépecée et éventrée n'est pas facile à supporter même pour un adolescent désabusé. Sauf que nous avons pris, nous autres adultes, l'habitude de n'en avoir cure, croyant que la participation à l'abattage peut aguerrir l'enfant aux dures expériences de la vie et constituer une épreuve pour son courage et sa virilité ! En fait, ce ne sont pas que les petits que des scènes aussi cruelles froissent et remuent. Mêmes les adultes y sont sensibles et cela les marque à jamais. A preuve, cette histoire émouvante entre un homme et le coq qu'il a élevé.
Une belle amitié « Un soir, en rentrant du travail, (c'était en 1995) j'ouvris la porte de la cuisine et y vis à même le sol un minuscule poussin qui n'arrêtait pas de piauler dans un coin derrière la porte qui donnait sur le jardin. Intrigué par cette présence, à tout le moins, inhabituelle, j'allais en demander l'explication à mon épouse : « C'est ton fils qui a tenu à en acheter un au souk. Pour le faire taire, j'ai accédé à sa demande et voilà le résultat ! me répondit-elle ; je n'arrive pas à dormir à cause de ces cris incessants qu'émet le poussin. Trouve-nous une solution, s'il te plaît ! ». Je revins à la cuisine et donnai à l'oiseau un peu de couscous cuit puis je lui fis boire quelques gorgées d'eau. Ensuite, je le déplaçai dans un coin plus chaud de la pièce et le couchai sur un vieux tricot de laine. Au bout d'un moment, les gloussements s'espacèrent considérablement et nous arrivâmes à nous endormir. Le lendemain matin et les jours suivants, je m'occupai plus assidûment du poussin jusqu'à ce qu'il commençât à faire pousser de belles plumes à la place de son duvet jaune. Petit à petit, le poulet se familiarisa avec nous trois et prit de plus en plus de place dans nos cœurs. En grandissant, il manifesta plus d'amitié à mon égard et me le faisait comprendre en se blottissant à mes pieds lorsque je me prélassais sur la véranda, en accourant vers la porte de la maison dès qu'il pressentait mon arrivée, en épiant les moments où je me mettais à table, en me marchant entre les pieds lorsque je remuais le sol du jardin. Je commençais moi-même à souhaiter sa compagnie, j'aimais l'avoir à mes côtés dans mes moments de méditation, je m'inquiétais au moindre signe d'altération dans sa santé, je veillais à sa propreté et je jouais souvent avec lui.
Les « assassins » du coq Un jour, la femme du propriétaire, qui habitait à l'étage supérieur vint se plaindre à ma femme des excréments que notre coq déféquait sur les marches de son escalier et menaça de le tuer si nous continuions à le laisser faire. Mon épouse me rapporta la plainte, je décidai alors d'attacher le coq à un parapet de la véranda. Mais la voisine rouspéta encore à cause des caquètements bruyants qui parvenaient à ses oreilles au petit matin. Le chant de notre coq déplaisait également à son mari, un vieux monsieur pour lequel nous vouions beaucoup de respect. Bref, ils nous harcelèrent tellement qu'un jour, je dis au propriétaire de prendre les mesures qu'il voulait en ce qui concerne mon coq. Et manifestement, c'était ce qu'il attendait le plus de moi ; parce que le jour même, il m'annonça qu'il allait l'égorger. La mort dans l'âme, je l'y autorisai mais exigeai qu'il l'abatte en mon absence. Le soir, alors que je n'étais pas encore rentré, il « assassina » mon coq et ma femme nous prépara le lendemain un couscous avec sa viande. Mais personne n'y toucha et nous jetâmes tout le repas à la poubelle ainsi que les restes de la carcasse. Aujourd'hui encore, je n'ai pas oublié l'oiseau et en veux encore un peu à mon voisin et à sa femme d'avoir précipité sa mort ».
Evitons-leur ce spectacle sanglant ! Ainsi donc, il vaut mieux ne pas favoriser de liens forts entre les enfants et le mouton de l'Aïd. Et surtout évitons-leur le spectacle de sa mort sanglante. Il ne faut jamais se fier aux apparences : certains enfants ne montrent pas que cette mort cruelle les affecte profondément ; peut-être même qu'ils ne s'en rendent pas compte tout à fait. Mais il est certain qu'une telle scène peut laisser des traces dont on ne peut évaluer les effets ultérieurs sur la personnalité et l'équilibre moral et psychique des jeunes. Déjà, quand ils perdent dans des conditions beaucoup moins effroyables un objet ou un être chers, ils vivent mal la séparation. Que dire lorsqu'il s'agit d'un ami en chair et en os qu'ils se sont approprié et qu'on leur arrache sauvagement peu de temps après leur en avoir fait cadeau !