La fête du Sacrifice n'est pas qu'une occasion de savourer du méchoui ou du Osbène. On apprend à cette occasion pas mal de leçons d'économie. Cela se fait certes sur le tas et au prix de quelques ratés mais à la longue « petit oiseau deviendra grand » ! C'est ainsi que face à la cherté des services de ces bouchers de circonstance que l'Aïd fait travailler à plein régime l'espace d'une matinée, beaucoup de gens se sont mis à apprendre les techniques appropriées pour l'abattage du mouton. Il y en a qui acquièrent vite les principes de base, mais d'autres mettent du temps pour assimiler les rudiments de la méthode. Dans les deux cas on met beaucoup d'application à l'apprentissage, si bien qu'on finit par avoir « un diplôme » dans la spécialité et par être sollicité de toutes parts. Dans les zones urbaines la pratique devient de plus en plus fréquente et les voisins et parents se passent désormais des services du boucher, du moins pour ce qui est de l'abattage. Seulement, cette opération ne suffit pas car il faut aussi savoir dépecer le mouton égorgé : qu'à cela ne tienne, ils sont nombreux à s'y mettre. Mais manifestement, la tâche est plus ardue que l'abattage comme l'a constaté, à ses dépens M.Farouk Zoghlami : « La première et la deuxième fois que j'ai essayé de le faire, ce fut un vrai carnage. J'ai complètement mutilé la pauvre carcasse et me suis blessé à plusieurs endroits. En plus, je me suis disputé avec ma femme et mes enfants pour leur maladresse pire que la mienne. Au bout, nous n'avons eu droit qu'à un nombre très réduit de bonnes côtelettes ; pour ce qui est de la chair désossée, il nous a fallu recourir en fin de compte au boucher du quartier ! ».
Economie au féminin Les femmes, elles, apprennent des leçons sur la confection artisanale des saucissons et sur la conservation de la viande de mouton. En règle générale, ce sont les plus âgées qui dispensent ces « cours particuliers ». Les séances sont presque exclusivement féminines et se déroulent dans une ambiance bon enfant. Mme Maherziya, doyenne de sa famille, raconte quelques unes des anecdotes qui agrémentent généralement de telles rencontres : « On n'arrête pas de papoter des heures durant, chacune d'entre nous raconte une histoire ou une blague ; on en profite aussi pour médire de nos hommes et pour les tourner en ridicule. Mais en même temps nous travaillons et confectionnons des saucisses et des saucissons plus ou moins réussis. Qu'importe d'ailleurs que les plus jeunes d'entre nous ratent un détail, je suis là pour rectifier le tir. Notre produit fait maison est toujours plus hygiénique et plus savoureux que ce qui se vend dehors ! ». Dans les campagnes, le réflexe économique se transmet de mère en fille d'une manière presque systématique à l'occasion des grandes fêtes. Au Sahel et dans le Sud, la tradition se conserve tant bien que mal, mais dans les grandes villes de la moitié nord du pays, elle est menacée de disparition. Cependant, les familles ont acquis l'habitude d'acheter beaucoup de petits sacs en plastique pour la congélation de la viande et savent maintenant comment répartir la quantité disponible sur plusieurs jours sans l'avarier. Pour les saucisses et les saucissons, on se les fait préparer par les parentes initiées chez qui l'on se rend pendant la fête.
Tout chez soi Les tripes aussi se conservent tout comme la cervelle recommandée pour de succulentes préparations traditionnelles. Mais on pense aussi à prendre soin des grills et des couteaux indispensables pour l'abattage et le dépeçage du mouton afin de ne pas en acheter de nouveaux chaque année. Il n'y a pas jusqu'au grand « kanoun » et les éventails qu'on préserve pour les prochaines fêtes. Les débarras de beaucoup de familles tunisiennes conservent tout ce qu'il faut comme outils et ustensiles de l'Aïd el Kebir. Les grandes marmites, les louches géantes et les coutelas d'un mètre de long sortent de leur cachette dans les grandes occasions comme celles-ci. Passé l'Aïd, tout ce matériel est nettoyé, désinfecté et soigneusement rangé à sa place en attendant une nouvelle circonstance heureuse. Certains Tunisiens n'ont malheureusement pas ce sens de l'économie et de la bonne conservation de ce qui sert toujours. Au contraire, ils estiment que c'est faire preuve de pingrerie que de s'attacher à de telles vieilleries. Eux, ils achètent et parfois à prix d'or des ustensiles « jetables » et à l'efficacité douteuse. Chaque fête, ils courent toutes les rues et tous les quartiers à la recherche d'un boucher, d'une pâtissière, de matériel divers indispensable pour les cérémonies traditionnelles. Le même comportement est adopté quand ils entreprennent des travaux à la maison ou lorsqu'ils réparent la voiture. C'est dans de telles circonstances qu'ils découvrent qu'ils n'ont pas le minimum nécessaire chez eux et vont voir le voisin pour lui emprunter un tournevis, une clé anglaise, une pince ou une brouette. Retiennent-ils la leçon ? Pas toujours, chaque année ils promettent de garnir leur garage et chaque année ils frappent aux portes des voisins pour les mêmes services.