Il y a un demi-siècle, la célébration, sous nos cieux, de la Saint-Sylvestre ne se faisait que dans des milieux citadins très restreints. On réveillonnait aussi, mais beaucoup plus timidement qu'aujourd'hui, dans les quelques hôtels que comptait le pays. Depuis une trentaine d'années les réserves que les Tunisiens avaient sur cette fête chrétienne ont nettement fléchi, et le réveillon du 31 décembre ne cesse d'avoir de nouveaux adeptes aux quatre coins de la Tunisie.
Désormais, c'est celui qui ne fête pas la nouvelle année qui risque, chez lui ou ailleurs, d'essuyer quelques petits affronts et de vexantes remarques. Ce renversement de tendance fait aujourd'hui que la mode du réveillon a gagné les milieux qui autrefois lui étaient impénétrables comme les quartiers populaires et les campagnes.
A la faveur d'une expansion urbaine très poussée aux dépens des zones rurales, et grâce à la multiplication des voies de communication entre la ville et la campagne, les frontières qui, longtemps auparavant, séparaient ces deux espaces s'estompent chaque jour un peu plus.
Cette interpénétration spatiale a contaminé également les pratiques répandues ici et là, si bien que les spécificités d'un milieu se retrouvent désormais aussi dans l'autre. La fête du nouvel an est ainsi entrée dans les coutumes des campagnards de plus en plus enclins à imiter les citadins.
Plus de tourtes que de voyageurs dans le louage
Pour se rendre compte de l'impact de cette " mode " sur les populations des campagnes tunisiennes, il suffit de se pointer un après-midi de 31 décembre à une station de transport rural et de compter le nombre de paquets de gâteaux portés par les passagers qui rentrent chez eux. Très souvent le louage transporte bien plus de tourtes que de voyageurs.
En effet, ces derniers rapportent en plus des leurs, les pâtisseries commandées par des proches ou par des voisins.
M.Taoufik, un chauffeur très connu dans le milieu, nous rapporte de bien belles sur les comportements de ses clients à l'occasion du réveillon : " Pour beaucoup d'entre eux, cette fête est une nouvelle joute des vanités. Chacun doit montrer d'abord qu'il n'a rien à envier aux gens de la ville. Dans les villages, hommes et femmes, jeunes et vieux rivalisent d'ostentation et de fierté en parlant des achats qu'ils ont faits pour la nuit du nouvel an. Leur principal motif d'orgueil, c'est bien sûr la pièce de gâteau. C'est pourquoi ils en font la commande bien avant le jour J. Si par malheur, cette précaution leur a échappé, ils achètent in extrémis n'importe quoi et à n'importe quel prix. L'autre jour l'un de ces distraits est rentré avec une bûche de Noël parce qu'il n'y avait plus rien d'autre à la pâtisserie. Ils pensent à d'autres achats incontournables. Vous trouverez ainsi avec le gâteau de la fête dans leurs couffins, un, deux ou trois kilos de viande de mouton ; sinon un poulet de ferme ou une carcasse de dindon, beaucoup de boissons gazeuses, des fruits locaux et d'autres exotiques, des amandes et des pistaches, des sucreries diverses et ils oublient rarement d'acheter les bougies d'anniversaires ! Chez eux, ils passent la soirée comme bien d'autres Tunisiens à suivre en famille les programmes de la télé et à s'empiffrer de nourriture jusqu'après minuit. Mais, la gent masculine reste plutôt dehors, en ville ou quelque part dans la ferme, pour se saouler et s'amuser plus librement. Tant de fois, j'ai ramené complètement groggy des hommes de mon village. J'en ai ramassé un, l'année dernière, alors qu'il s'était endormi sur sa mobylette au bord du chemin. Le lendemain, la vie reprend son cours avec au moins deux heures de retard par rapport aux jours ordinaires et l'on passe une partie de la matinée à fanfaronner à propos des frasques de la veille !"
Çà titube de partout ! Dans les villes côtières, et surtout dans celles qui comptent beaucoup de sites touristiques, les jeunes provinciaux trouvent le moyen pour passer la soirée dans un hôtel ou en boîte. Ils y vont en groupe de trois garçons, endimanchés et rarement accompagnés de filles. S'ils ont de la chance et surtout de l'argent, on les laissera entrer, sinon ils se contentent d'un modeste bistrot de la ville pour se défouler et provoquer du tapage. A la sortie, ils ont le choix entre tituber encore une heure ou deux dans les rues et sur la plage, où d'autres soûlards les ont précédés, ou rentrer aussitôt à bord de leurs Isuzu ou de leurs mobylettes. Les non motorisés savent, quant à eux, qu'il y aura toujours un louage pour ramasser les retardataires. Quelquefois, le chauffeur de cette voiture faisait lui-même la bringue en attendant ses clients noctambules. Cela donne sur le chemin du retour une dizaine de voyageurs complètement noirs, un conducteur éméché et un accident mortel dans l'air !