Voici quelques brèves notations sur les cheminements d'une pensée islamique constructive, c'est-à-dire critique : Les Sources-Fondements de l'Instance suprême de toute légitimité (Usûl al-dîn et Usûl al-fiqh) auxquelles se réfèrent les magistères respectifs de chaque communauté, ont mis en place des Corpus Officiels Clos que sont précisément le Coran et les grands recueils de hadîth dont les juristes se servent pour élaborer un droit positif appelé fiqh et non sharî‘a. Jusqu'ici, la situation du travail interprétatif qu'attendent encore aussi bien les Usûl que les nombreux commentaires accumulés séparément par les différentes écoles (madhâhib) concurrentes, n'est prise en charge nulle part dans le monde musulman contemporain. Il y a des essais dispersés et toujours timides ; mais ils n'atteignent pas les audaces intellectuelles et émancipatrices de ceux qu'on trouve en grand nombre pour le christianisme (catholiques et protestants). Au stade du discours prophétique, les significations immanentes à l'articulation linguistique des énoncés initiaux par le prophète, restent indécidables dans un grand nombre de contextes ; les décisions prises par les divers exégètes sur ces significations ne peuvent servir qu'à l'autopromotion de communautés-factions en lutte pour l'accès au monopole d'usage et de contrôle de la religion vraie telle que Dieu l'a voulue. Cette prétention est intenable et touche au blasphème permanent. Ces voix portées par les ondes des médias ignorent le pluralisme doctrinal et la pratique de la controverse scientifique (munâzara) au temps de la pensée islamique classique (les cinq premiers siècles de l'Hégire) ; elles ignorent a fortiori et condamnent avec arrogance les apports incontournables des chercheurs en sciences de l'homme et de la société. Le statut cognitif du Coran devenu Corpus Officiel Clos d'énoncés linguistiques reste à définir à partir d'une typologie des discours et d'une identification d'unités textuelles aussi proches que possible des unités initiales lors des premières énonciations. Bien que clos quant au nombre et à la forme des textes réunis dans le Corpus dit Mushaf, celui-ci demeure ouvert aux efforts d'interprétation des générations de fidèles. Toutes les constructions doctrinales, toutes les écoles de pensée dérivées du Coran vécu et lu comme « donné révélé », ne sont que des inscriptions culturelles de la foi des hommes mise à l'épreuve du temps historique. En droit, le texte coranique ne peut être réduit à une idéologie, car il traite, en particulier, des situations-limites de la condition humaine : l'être, le moi, le soi, l'autre, l'amour, la justice, la cité (polis, polity), la vie, la mort, la vocation spirituelle du sujet humain (insân)... La totalité des écoles dites musulmanes que l'historien peut recenser aujourd'hui, constituent la tradition musulmane exhaustive. Celle-ci doit faire l'objet d'une patiente enquête archéologique pour retrouver et reconstituer - si possible - ses parties avortées, refoulées, manipulées, discréditées et non plus seulement ses affirmations les plus solidaires d'un Etat et d'une religion officielle les plus résistantes aux pressions de sélection de l'histoire politique et sociale. Chaque tradition particulière (shî'ite, sunnite, khârijite, etc.) a fonctionné comme un système théologico-juridique (consolidé par les codes culturels locaux) d'exclusion de l'autre, de tous les autres à l'intérieur et à l'extérieur de l'islam orthodoxe un et indivisible. Il y a un intérieur et un extérieur de chaque formation sectaire qui coexiste dans les formations sectaires plus larges nommées judaïsme, christianisme, manichéisme, bouddhisme, paganisme… La sociologie du monde musulman contemporain révèle les cristallisations mytho-idéologiques de ces vieilles mémoires collectives perpétuant leurs virulentes oppositions. La structure sectaire des sociétés dites uniformément islamiques rend nécessaire la déconstruction des mémoires collectives et de leurs liens avec la tradition exhaustive postulée par l'unité imaginée de l'Umma. Les enquêtes historico-anthropologiques doivent être accompagnées d'une critique philosophique des régimes de vérité qui fondent la vision idéale toujours postulée de la religion vraie.