Les nations et les hommes ont ce penchant déplorable, cette prédisposition hâtive et cette propension étrange et inouïe à oublier leurs morts…avec une ingratitude à peine dissimulée. Le travail de deuil pourtant complexe, long et pénible quand il s'agit de gens qui nous sont familiers et proches, devient, dès lorsqu'il s'agit de martyrs et de «soldats inconnus», une simple affaire de commémoration de cérémonial creux et pompeux, de solennité routinière, tout au plus, une date, une plaque commémorative sur une grande place publique peuvent-elles rappeler aux citoyens que nous sommes, souvent dans l'indifférence générale, la mémoire de tous ceux et de toutes celles qui sont tombés et se sont sacrifiés par amour sincère et désintéressé de leur mère patrie. Celle-là même qui, depuis le 9 avril 1938, redécouvre et cherche aujourd'hui péniblement la voie juste de la liberté et de la dignité. En dehors de tout propos populiste d'ingérence étrangère et de manœuvres partisanes. Sans doute y a-t-il dans cette «omission» de rendre justice et de «glorifier» les martyrs de la nation, une certaine volonté de tourner la page de la lutte dans la mesure où d'autres luttes et combats nous attendent. Concentrés, aujourd'hui comme hier, que nous sommes à construire un avenir complexe, on en vient à oublier tout naturellement, quoiqu'étrangement, à rendre sincèrement hommage à nos martyrs. Reste que, foncièrement, humainement et objectivement, ce qui distingue les martyrs des communs des mortels, fusent-ils de grands réformateurs et de grands hommes d'Etat, ce sont leurs actions et engagements volontaires et désintéressés, délibérés et fatals pour la liberté et pour la dignité de tout un peuple. C'est qu'en leur profonde conscience et par leurs actes, ils n'agissent pas pour leurs propres intérêts mais pour une cause juste et pour ce qu'ils considéraient comme le mieux-être pour l'ensemble de la collectivité ! Parce qu'ils sont allés au front avec ce bonheur indescriptible et innocent, avec cette inébranlable conviction de non-retour à la vie d'ici-bas, parce qu'ils se sont élevés hier contre l'occupation étrangère, contre l'arbitraire et l'injustice post-coloniale, parce que leurs fidèles descendants s'étaient immolés, pour les mêmes raisons, par le feu, il est aujourd'hui de notre devoir, par-delà les simples commémorations, de rester fidèles à leurs messagers de dignité, de liberté, d'indépendance et de souveraineté. Tous les martyrs se valent. Ils ont eu le courage d'aller et de solliciter sereinement la mort. Ils ont eu l'audace et la clairvoyance de défendre une noble cause. Tous avaient conscience et espoir de cette confiance en l'avenir. C'est cette confiance qu'ils voulaient, au prix de leurs vies, transmettre aux autres, aux survivants et aux générations futures. Pour que leurs martyrs servent à éclairer l'avenir. Tous les martyrs se valent. Une nation reconnaissante à ses grands hommes ne peut, à cet égard, établir une échelle des sacrifices. Cinquante trois ans après l'Indépendance de la Tunisie, trois mois après la révolution tunisienne du 14 janvier 2011, Ali Belhouane et Mohamed Bouazizi et bien d'autres héros martyrs attendent aujourd'hui beaucoup plus qu'autre chose que des cérémonies de commémoration. Le sang a coulé. Le recueillement est un devoir mais il emprunte plus à la voie minimaliste qu'à celle de l'efficacité, du discernement et de la fidélité sincère aux messages des martyrs de la mère patrie. Laissez les morts en paix. Préservez leur dignité en dehors de tout cérémonial hypocrite. Aujourd'hui que des voix s'élèvent pour défendre les objectifs de la Révolution, de la souveraineté et de l'indépendance du pays, au nom des martyrs et de leurs sacrifices, il n'est point de manière sincère et patriotique que de leur rendre hommage en restant fidèle aux nobles causes pour lesquelles ils se sont sacrifiés. Toute tentative de récupération, de manœuvres partisanes serait indigne de la mémoire de nos glorieux martyrs.