La bibliothèque est l'un des meubles de la maison qui font la fierté de la majorité noire de nos épouses et dont celles-ci prennent constamment soin. Déjà pour l'acheter, ce serait les insulter que de ne pas prendre leur avis sur la qualité de son bois, sa couleur, ses dimensions, le nombre des éléments qui le constituent et l'artisan chez qui il faut l'acquérir. L'autre sacrilège serait de vouloir intervenir dans le choix des objets dont il doit être garni. Les maîtresses de maison tunisiennes ont d'ailleurs fini par convaincre leurs maris et leurs enfants qu'on ne range pas les livres dans une bibliothèque de salon et que les étymologistes doivent s'être trompés sur l'origine exacte du mot. En effet, alors que les dictionnaires attestés du monde entier sont unanimes pour faire dériver bibliothèque du grec « bibliothêkê » qui signifie proprement « endroit où l'on place les livres », nos chères et tendres restent persuadées que c'est le substantif « bibelot » qui a donné naissance à « bibliothèque ». Leur logique dérivative a finalement prévalu dans 99,99 % des foyers si bien d'ailleurs que même les menuisiers conçoivent le meuble en question de façon à ce qu'on y mette tout sauf des bouquins ! Surcharge de bibelots En fait, avec quoi les étagères de nos bibliothèques sont-elles surchargées? D'abord avec des bibelots de toutes sortes : parfois, il s'agit d'objets de luxe ramenés de l'étranger ou offerts par une connaissance de la famille ; mais la plupart du temps, la bibliothèque est encombrée de menus objets d'ornement achetés au meilleur des cas dans une grande surface pour moins de 5 dinars. Les bibelots ne suffisant pas à combler tous les coins vides du meuble, on pallie le manque à l'aide de services de table en verre ou en porcelaine. Il va sans dire qu'on n'en exposera que les plus voyants. Les portraits de famille feraient l'affaire également et plus particulièrement les photos des enfants et celles de leurs mamans ! Une montre-réveil dorée ou argentée par-ci, un pot de fleurs en plastique par-là ; une poupée de ce côté, une mascotte de l'autre et le tour est joué. Pour ne pas exagérer, nous devons tout de même reconnaître que les Tunisiens n'oublient pas tout à fait la fonction initiale de la bibliothèque : la preuve c'est qu'ils consentent tout de même à y placer quelques exemplaires du Coran dont le clinquant de la reliure a des chances d'avoir de l'effet sur les invités de la maison et sur ses habitants plus que le Verbe de Dieu. Où range-t-on les livres dans ce cas ? Il faut d'abord qu'il y en ait à la maison ! Souvent, c'est à l'intérieur de vieilles armoires qu'on jette pêle-mêle « cet amas de paperasse » pour lequel pas un seul visiteur ne vous complimente. Peut-être les range-t-on aussi dans de petites bibliothèques murales à deux ou à trois étagères dans la chambre d'enfants ou dans une pièce qui tient lieu de bureau pour le maître de céans. Aux oubliettes ! Sinon, on les entasse dans des cartons dont on projette de se débarrasser au premier déménagement ou à la moindre grande cérémonie familiale. On tombe rarement sur un livre ou une revue lorsqu'on ouvre les tiroirs d'une table de nuit. C'est que la chambre à coucher et la lecture ne font pas vraiment bon ménage chez nous. Disons que, le soir, nos concitoyens épargnent leur acuité visuelle davantage pour les émissions télévisées que pour les autres loisirs culturels. A dire la vérité, il n'est pas rare qu'on trouve un livre au chevet de beaucoup de Tunisiens qui, avant de s'endormir, ont pris l'habitude de marmonner quelques versets du Livre sacré ou des invocations puisées dans de minuscules bréviaires vendus à deux sous aux puces ou sur les trottoirs de nos villes. Dans les cuisines tunisiennes, les chances de voir un livre sont supérieures à celles qui concernent le salon et la chambre à coucher : il ne faut néanmoins pas s'attendre à y mettre la main sur un roman de Proust ou de Stendhal. Ce sont plutôt des livres de recettes culinaires arabes ou français que vous pouvez y lire. Paradoxe cependant : les plats cuisinés 7 jours sur 7 dans nos foyers sont rarement inspirés par ces ouvrages achetés plus pour la frime que pour apprendre l'art gastronomique ! Badreddine BEN HENDA ----------------------- Citations «Que de gens sur la bibliothèque desquels on pourrait écrire ‘'usage externe'' comme sur les fioles de pharmacie. » Alphonse Daudet «Il y a des gens qui ont une bibliothèque comme les eunuques ont un harem. » Victor Hugo «En Afrique, quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle ! » Amadou Hampâté Bâ (écrivain malien) «Le Paradis, à n'en pas douter, n'est qu'une immense bibliothèque. » Gaston Bachelard «Une bibliothèque est une chambre d'amis. » Tahar Ben Jelloun «Si vous possédez une bibliothèque et un jardin, vous avez tout ce qu'il vous faut. » Cicéron «Mais, comme les musées, les bibliothèques sont un refuge contre le vieillissement, la maladie, la mort. » Jean Grenier (philosophe et écrivain français) «Les hommes les plus humains ne font pas la révolution : ils font les bibliothèques ou les cimetières. » André Malraux «Une bibliothèque, c'est un des plus beaux paysages du monde. » Jacques Sternberg (romancier et nouvelliste français contemporain) «Ma bibliothèque m'était un assez grand duché. »