Cet ouvrage garde, encore aujourd'hui, tout son intérêt et son actualité bien que rédigé au IXème siècle à Kairouan. C'est le plus ancien manuscrit entièrement dédié à la mélancolie qui nous soit parvenu et le plus ancien connu de la médecine arabe en Ifriqiya. Par ailleurs, la «Maqâla fi-l-mâlikhûlia» demeure –hélas– le seul ouvrage connu d'Ibn Imrân puisque tous ses livres ont été perdus et que, durant plus de mille ans, son apport à la médecine allait être totalement occulté. N'ayant ni la valeur d'un Avicenne ni le prestige d'un Hunayn, Ibn Imrân tombera dans l'oubli jusqu'à ce que progressivement on redécouvre son manuscrit et l'importance considérable qu'il revêt dans la définition de la mélancolie, ses formes cliniques et son traitement. De confession musulmane et originaire de Bagdad, selon Ibn Joljol, Ibn Imrân s'installa à Kairouan vers 877 et il devait être déjà suffisamment célèbre puisqu'Ibrahim II en fit son médecin personnel. C'est ce prince aghlabide souffrant d'insomnies rebelles qui a bâti sa nouvelle capitale près d'une clairière où il put, enfin, trouver remède à ses troubles du sommeil. Il s'agit évidemment de Raqada «le lieu qui amène le sommeil». Mais Ibrahim II fut contraint, par le Calife, d'abdiquer en 902, suite aux plaintes répétées de ses sujets excédés par sa tyrannie. Ziyadet Allah III, prince sanguinaire, lui succéda et les relations entre ce dernier et le médecin se dégradèrent rapidement. Le despote fit suspendre la pension d'Ibn Imrân et le mit en prison. Leur ultime discussion prit un cours dramatique. Aux sarcasmes du prince, le médecin aurait rétorqué : « Espèce de mélancolique! » Il payera de sa vie sa franchise. Zyadet Allah lui fit ouvrir les veines pour le faire saigner à mort. Ensuite il ordonna de crucifier son corps suffisamment longtemps pour qu'un oiseau de proie en fasse son nid ! L'aphorisme fondateur à l'origine de la mélancolie est signé par Hippocrate : «Quand la crainte et la tristesse se prolongent, c'est un état mélancolique ». Il le décrit comme suit : « Le malade semble avoir dans les viscères comme une épine qui le pique, l'anxiété le tourmente, il fuit la lumière et les hommes, il aime les ténèbres, il est en proie à la crainte, la cloison phrénique fait saillie à l'extérieur. On lui fait mal dès qu'on le touche, il a peur, il a des visions effrayantes, des songes affreux et, parfois, il voit des morts… » Parmi les traitements, une large place a été accordée au vin dans l'étiologie et dans l'arsenal thérapeutique de la mélancolie. Dès lors, il est l'ordre des choses, même si cela a soulevé l'étonnement de plusieurs lecteurs musulmans, qu'Ibn Imrân consacrât de si longs passages expliquant la physiologie du vin et son action sur les esprits. Toutefois, Ibn Imrân n'utilisait le vin que dans la pure tradition hippocratique. Il s'agissait soit de vin coupé d'eau, soit de vins médicinaux dits aromatiques (mélangés d'herbes et d'épices), soit encore de vin pris avec du pain sec. Parallèlement, Ibn Imrân n'a cessé de souligner les méfaits liés à la consommation abusive du mauvais vin en évoquant une longue liste de maladies qui lui sont imputables. Une autre particularité du traité de la mélancolie est l'absence de toute allusion au suicide alors que dans le Viatique d'Ibn Imrân, on peut lire que certains mélancoliques “aspirent très ardemment à la mort et la désirent”. Autre particularité est l'absence de toute référence aux rapports sexuels qui peuvent avoir, selon Constantin le traducteur de ce traité, une action thérapeutiquement favorable. Présenté et traduit en français par le Dr Adel Omrani et édité par l'Académie Tunisienne « Beit Al Hikma » qui a entrepris, depuis de nombreuses années déjà, la réhabilitation du patrimoine scientifique arabe en publiant notamment ce qu'il est convenu d'appeler «L'encyclopédie médicale » d'Ibn Al-Jazar, le traité d'Ibn Imrân demeure une œuvre intelligente, condensée et pratique qui, sans constituer une révolution dans l'approche de la mélancolie et des troubles de l'humeur, n'a pas encore fini de séduire et de surprendre. Hechmi GHACHEM * Edité par Beït Al Hikma, 240 p.