En cette période de l'Aïd, on remarque un phénomène qui a tendance à devenir « normal », banal même : l'absentéisme dans nos administrations avant, pendant et après les jours fériés officiellement octroyés par le règlement. On appelle cela « faire le pont », c'est-à-dire s'octroyer des jours de congé sans y avoir droit, en trichant de diverses manières… Analyse d'un phénomène qui gêne les citoyens, qui freine les rouages et qui donne lieu à des mystifications en tous genres… En langage administratif, un pont consiste à cumuler plusieurs jours fériés qui ne se suivent pas. Un spécialiste en droit administratif met les choses dans leur cadre : « les jours fériés sont les jours de fêtes légales et aucune disposition réglementaire ne prévoit le repos des journées de « pont ». Certains employeurs peuvent toutefois accorder un repos d'un ou de deux jours entre un jour férié et un jour de repos hebdomadaire ou un jour précédant les congés payés. Le plus souvent, ces jours octroyés ne sont pas payés. » Des bureaux vides Pour la fête de l'Aïd El Kébir de cette année, qui commence le mardi, les administrations vont rester partiellement vides toute la journée du lundi, car bon nombre d'agents vont faire le pont et partir dès le samedi pour ne revenir que le jeudi suivant. Un jeune fonctionnaire nous explique pourquoi : « mes parents habitent un village du sud tunisien… Je suis donc obligé de quitter Tunis dès le samedi, sinon, si je travaille lundi, je ne pourrais jamais être là-bas le matin de fête, lorsqu'on va sacrifier le mouton. » Comme il est chef de service, il fait appel à la gentillesse d'un patron compréhensif, lui-même issu de la même région, mais qui ne fait plus le voyage, n'ayant plus d'attaches familiales là-bas. Un de ses subalternes, vieux routier de l'administration, explique : « le plus intéressant pour nous, c'est lorsque le jour férié tombe un jeudi ou un mardi : on se paye trois à quatre jours de congé, même si nos chefs font semblant de se fâcher… Mais en réalité, peu d'entre eux viendront vérifier si on est là. Ils vont eux-mêmes dans leurs familles. » Un absentéisme que les fonctionnaires pratiquent allègrement, faisant signer les registres de présence par les rares collègues qui restent à Tunis lors des jours fériés. « Par gentillesse (intéressée), ils émargent à notre place la feuille de présence », précise notre vieux routier d'un air satisfait. Ce qui fait le plus râler ce type de fonctionnaires, c'est de devoir revenir à Tunis et couper un long congé de quatre jours pour venir travailler une demi-journée. C'est ainsi que si le vendredi ou le samedi sont des journées intermédiaires, on constate un grand mouvement d'absentéisme. Le directeur d'une administration importante par le nombre de ses agents se montre compréhensif : « il y a le facteur humain qui doit être pris en compte. Et de toute façon, si on force certains agents à venir, ils ne seront pas très productifs. Ils vont être sur leurs nerfs, mal faire leur travail, consommer de l'énergie inutilement… » Trouver un compromis Alors pourquoi ne pas officialiser les ponts des longs week-ends en accordant officiellement à tout le monde un congé, quitte à rallonger les journées de travail d'une demi-heure la semaine suivante ? Cette expérience a été menée il y a quelques années dans certains pays européens avec beaucoup de succès. Une solution surtout utile la veille de l'Aïd Esseghir, où les jours fériés ne sont décidés que tard le soir, après la « Roya ». Car la productivité du pays, déjà émoussée par les horaires d'été et ceux de Ramadan, est mise à mal à chaque fête religieuse ou nationale, en raison de l'absentéisme galopant. De nombreux citoyens interrogés sur ce point nous ont donné des exemples vécus de problèmes causés par ces ponts improvisés. Un homme d'affaires raconte : « je devais finaliser une affaire avec mes associés italiens qui allaient prendre l'avion le jour même, mais à cause d'un pont improvisé et de l'absence de nombreux fonctionnaires, nous avons eu toutes les peines du monde à trouver un responsable qui soit habilité à signer les documents. » Un autre, lui-même haut responsable dans une société, a failli rater son voyage d'affaires à l'étranger car un certain nombre de documents n'étaient pas signés. « Le pire, c'est que même les agents qui viennent pointer, ne vont pas réellement travailler, pestant et criant contre tous ceux qui osent leur demander un effort supplémentaire », affirme-t-il. Sans parler des files d'attente qui s'allongent considérablement dans les bureaux de poste, les municipalités, les divers guichets de payement de factures, à cause de l'absence d'un certain nombre d'agents. L'idéal serait donc de trouver un compromis autour de cette question qui revient en débat à chaque fête. Pourquoi ne pas réunir les divers intervenants pour imaginer des solutions souples et globalement acceptables par toutes les parties, administration, fonctionnaires et même citoyens, afin que l'Aïd et les jours fériés soient des jours de fête pour tous ? Cela résoudrait définitivement, et surtout légalement, les nombreux dilemmes des ponts suspendus !