Par Khémais Khayati - Décidément, il faut réellement se convaincre du grain qui loge dans une tête comme la mienne pour accorder un soupçon de crédit aux effets prétendument bénéfiques d'un ordre quelconque des choses de la vie dans mon pays. Est-ce l'habitude d'une éducation, aujourd'hui obsolète, désuète, nulle et carrément vieillotte, qui consiste à accorder rationnellement la place qui revient à la chose qui sied. Voilà, le mot est lancé. Rationnellement. C'est-à-dire qui tire son essence de la raison… Et la raison, n'est-ce pas cette faculté que la nature nous a donnée pour nous aider à façonner le monde en vérités et erreurs selon nos besoins, tout à notre image ? Ces vérités et ces erreurs, si elles ne servaient pas à rendre le monde meilleur, à quoi nous servirait donc, cette sacrée raison ? S'en débarrasser, serait le meilleur moyen de vivre. Car être « raisonnable » c'est se prendre pour un enfant de chœur face à des canards sauvages. Des fois, ni une ou deux ou trois… mais une pelletée de fois, face à la déraison régnante, je me dis qu'il ne sert à rien d'avoir raison… Etre comme ça vous vient… se déposer gracieusement sur les paumes soyeuses de la puissance divine… laisser sa part au hasard ou prendre les chemins de traverse : voilà ce qu'est devenu vivre dans notre société. Comparé à l'attitude dite raisonnable qui consiste à respecter l'ordre du « vivre ensemble »,, celle-ci est un aveu de foutoir. Mais ce n'est pas n'importe quel foutoir… Ce n'est pas le chaos, non plus… C'est quelque chose qui s'en rapproche mais plus créatif, plus plaisant, plus ludique. Le contraire aurait été une volonté de nuisance sans pareil... Certaines des manifestations de la citoyenneté se rangent sous ce titre sinon, elles deviendraient une atteinte voulue au « vivre ensemble »… Gratuité du plaisir Que le patron d'un café tout ordinaire étale ses rangées de tables et de chaises écaillées sur l'étroit trottoir que la Municipalité et l'urbanisme ont bien voulu, dans leur générosité citoyenne, laisser aux piétons des deux sexes, il y a là un désir de saine promiscuité. Ceci, surtout quand une jeune et jolie plante, se trouvant coincée par un barrage de véhicules de toute sorte, s'engage sur les trente centimètres laissés entre les pieds de tables et le bord du trottoir, n'est-ce pas là une occasion offerte à la jeune demoiselle de montrer l'élasticité de son corps et de s'offrir virtuellement aux paires d'yeux qui en disent long sur “leur faim” ? Avouez qu'il n'existe au monde de situations plus créatives et ludiques que celles que notre foutoir génère pour notre grand plaisir… Que le même patron, accroche son braséro de braises vivantes pour pipes à eau au panneau de signalisation d'interdiction de stationnement – sans regarder la rangée de voitures qui envoie au diable tout ordre – pipes que son jeune garçon de café, rien qu'à son âge, tomberait sous le coup de la loi interdisant le travail des mineurs, ce patron offre au jeune garçon le moyen de faire vivre ce qui lui reste comme siens, mais nous incite nous aussi à marcher en plein milieu de la chaussée pour faire attention aux voitures et ainsi être tout le temps sur le qui vive… Avouez qu'il n'existe au monde de situations plus riches que celles que notre foutoir génère pour notre grand plaisir de citoyen… S'il vous arrive de prendre place dans un de ces cafés fréquentés à longueur de journée et en tout temps, puisque le travail, il y a quelqu'un qui s'en charge et qui s'est déchargé sur un troisième, vos oreilles se trouvent enrichies de nouveaux termes inconnus même de la part des gynécologues les plus aguerris et des lexicographes les mieux armés… Cette ponctuation propre à l'écriture mécanique désirée par les surréalistes du monde entier trouve dans notre foutoir un lieu de prédilection qu'on nous envie tant horizontalement que verticalement… Avouez qu'il n'existe au monde de situations plus attentionnées que celles que notre foutoir génère pour notre grand plaisir de citoyen… Vous qui êtes piéton, non que n'ayez pas les moyens d'acquérir une caisse mais parce que, par amour pour l'écologie, vous êtes tombé un jour sur votre tête et avez décidé d'utiliser les services du transport public. S'il vous arrivait de marcher à votre aise sur le trottoir que l'Etat vous a réservé, il arrive qu'une ou deux voitures se soient trompées de chaussées et aient pris le trottoir pour le leur, non seulement vous êtes harassés par le concert de klaxons l'un plus assourdissant que l'autre, mais un collier de termes très colorés est tressé comme lauriers de victoires sur votre front… Avouez qu'il n'existe au monde de situations plus enrichissantes que celles que notre foutoir génère pour notre grand plaisir de citoyen… L'ignorance subite Vous n'allez pas me dire que notre pays ne dépense pas des milles et des cents dans son système scolaire tant étatique que privé… Et pourtant, par un génie qui nous est propre, le savoir se voit réduit à la portion congrue quand l'inculture s'élargit comme un champ d'orties. Cette dernière a plus d'effets séance tenante contre les bronchites aiguës et est devenue un savoir, non seulement parallèle à qui des chaînes satellitaires réservent le gros de leurs programmes, mais un savoir sacré puisqu'il y a plus de 14 siècles passés, il était d'usage dans le quart désertique d'une presqu'île arabique… Si jamais vous tombez sur un chauffeur plaisant avec qui la discussion devient une promenade au Belvédère, demandez-lui: « Qu'était la Tunisie avant la conquête musulmane en 670 avec Oqba Ibnou Nafii ? »… Il vous répondra avec l'assurance d'un maître de conf : « Dans la Jahiliyya, pardi ! »… Comme il est gentil, vous osez lui demander : « Connaissez-vous Saint Augustin, Ter… » Avant même que vous ne terminiez votre liste de noms, il vous dira « Que vient faire la clinique ? » Vous avalez la couleuvre et lui dites qu'il a raison… Que vous avez mal à la tête… Vous vous excusez d'avoir mélangé les torchons et les serviettes dans une gargote et vous vous avouez à vous-même, dans le secret de votre cœur, qu'il n'existe au monde de savoir plus réducteur que celui que notre foutoir génère pour le grand bien de citoyen… Vous jurez alors que ce que vous verrez comme harmonie dans les bâtiments éternellement inachevés, dans les trous creusés et re-creusés pour la millième fois, que les plantes qui meurent sur le bord des fenêtres quand les mauvaises herbes sont choyées sur les bords des routes à l'intérieur des grandes cités, que la litanie de gros mots qui pendouillent des langues… Tout ceci n'est que simple apparence virtuelle. Vous vous dites, que réellement vous avez un grain dans la tête qui vous empêche de voir la créativité innée de ce que vous considérez comme foutoir national alors que ce n'est tout bêtement qu'une autre façon de concevoir l'ordre… Le grand Nietzche n'a-t-il pas consigné dans sa Volonté de Puissance que "(…) l'ordre la clarté la méthode doivent tenir à l'être vrai des choses, alors qu'au contraire, le désordre, le chaos, l'imprévu, n'apparaissent que dans un monde faux ou insuffisamment connu (…) c'est là un préjugé moral, qui vient de ce que l'homme sincère, digne de confiance, est un homme d'ordre de principes, et a coutume d'être somme toute, un être prévisible et pédantesque. Mais il est tout à fait impossible de démontrer que "l'en soi" des choses se comporte selon cette définition du fonctionnaire modèle" … Là, le foutoir devient source de création collective.