La presse s'est fait l'écho de la construction d'une route goudronnée, moderne, conduisant à la Table de Jugurtha à Kalâat Esnan, facilitant son accès et permettant sa mise en valeur. Nous devrions écrire une histoire immémoriale, au sens propre, puisque l'Homme, quel qu'il soit, n'a pas pu en garder la mémoire, il n'existait pas ! Les couches de calcaire dur à nummulites et à globigérines qui forment la Kalâat, sont des terrains sédimentaires, formées au fond des mers de l'Eocène, au début de l'ère tertiaire, après la disparition des dinosaures, il y a environ 50 millions d'années. A quoi pouvaient bien ressembler, les mammifères, à l'origine de l'Homme, à cette époque-là ? La Kalâat Esnan, donc, est une curiosité géologique : une vallée perchée, ou mieux, un synclinal perché, sur des falaises de 50 à 80 mètres de haut, reposant sur des couches beaucoup plus molles de marnes argileuses, gypseuses. Elle a une forme elliptique de 1 kilomètre de long environ, d'une centaine d'hectares de superficie. Elle culmine à 1271 mètres. Sa position dominante, dans une région boisée et giboyeuse, a attiré les hommes depuis l'aube des temps. Près des sources qui jaillissent à ses pieds, des vestiges préhistoriques ont été découverts. La phase protohistorique suivante a laissé des tombeaux rupestres et des monuments mégalithiques. Le roi numide Jugurtha y défend l'indépendance d'un des premiers états Nord-africains contre l'impérialisme romain en 107 avant J.C.. Elle a peut être servi de refuge aux populations byzantines fuyant la région de Sbeïtla, après la défaite subie face aux armées arabes en 647. Elle a été mêlée à tous les conflits du Moyen-âge comme, par exemple, la révolte des H'nencha écrasée par Hammouda Bey en 1644. Les chroniques locales racontent que les populations locales s'y réfugiaient et jetaient le cadavre d'un chien en guise d'impôt, au percepteur du Bey, venu accompagné d'une armée. Les combattants algériens avaient installé un camp au pied de la Table durant la guerre d'Indépendance. Mais, la tradition et le souvenir étaient restés vivaces puisqu'un officier cartographe français note, dans ses carnets de route, le 14 février 1896 : « La Kalâat s'appelle ENCORE la Table de Jugurtha ! ». Gageons, qu'à cette époque, en ces lieux, étant donné son travail, il ne songeait pas à créer une polémique historique ! Une prudence respectueuse Nous ne pouvons que féliciter les Autorités, le Gouverneur d'El Kef en particulier, qui ont finalement décidé de construire une route d'accès à la Kalâat Esnan permettant ainsi d'assurer la promotion de ce haut lieu de l'Histoire. Un grand nombre de Tunisiens et d'étrangers pourront venir admirer, étudier ce « monument » historique et géologique. Le développement du tourisme culturel régional ne peut être que bénéfique, pour les populations locales mais… Etant donné le nombre de vestiges, de toutes les époques, qui tapissent, littéralement, les pentes des éboulis au pied de la Table, la construction d'une route, par le seul fait de l'existence d'un chantier doté d'engins mécaniques puissants et mobiles, exige de prendre de très grandes précautions pour ne pas commettre, même involontairement, des dégâts irréparables. Le choix de l'emplacement de cette route, sur les faces Nord ou Sud du cône d'éboulis, mérite mures réflexions et longues prospections sur le terrain. Tout ce qui aura été détruit, nivelé, couvert de goudron, sera perdu à jamais pour l'Histoire et, peut-être pour la renommée du site. Nous pensons, en particulier, aux dernières traces des voies romaines qui, après avoir longé le pied de la face Est, s'éloignent en éventail au pied du point culminant, vers le Sud. Il y a quelques années, nous-mêmes avons averti des archéologues tunisiens qui sont intervenus auprès du Délégué de Kalâat Esnan pour faire cesser des travaux de nivellement de l'actuelle piste d'accès. Nous avions constaté, en nous promenant, qu'un bulldozer détruisait une « escargotière » préhistorique en voulant niveler la piste. C'est dire à quel point il nous semble souhaitable que la plus haute Autorité régionale : le gouverneur d'El Kef forme une commission d'experts, connaissant parfaitement les lieux pour étudier et choisir le tracé de la route, dans un premier temps, en tenant compte, non des obligations économiques ou budgétaires mais des impératifs culturels. Cette commission devra, par la suite, contrôler le travail, au fur et à mesure de l'avancement du chantier et étudier, éventuellement, les découvertes qui pourraient être faites du fait des travaux de terrassement et autres. Tout cela entre dans le cadre de la protection de l'Environnement et du Patrimoine tunisiens.