Par Karim MISSAOUI Avocat à la Cour de cassation - Le Premier ministre, M. Mohammed Gannouchi, vient de présenter sa démission. Il nous a dit " j'ai sauvé le peuple tunisien d'un bain de sang ", au soir du 14 janvier. Et il vient de nous annoncer, qu'il n'a fait que subir, depuis la fuite du dictateur, de très fortes pressions : celle des forces, appelons-les, de l'ombre, celle d'une partie de la population qui demandait sa démission, et celle d'un certain nombre de partis et courants politiques, syndicats et associations qui l'accusaient de tous les maux. M. Mohammed Gannouchi n'en pouvait plus. Il ne souhaitait plus être accusé de pourfendeur de la Révolution. Que faire aujourd'hui ? Bien évidemment, le président par intérim devait nommer un nouveau Premier ministre. Son choix s'est porté sur M. Béji Caïd Essebsi, avocat et homme politique d'une grande expérience. J'espère que le nouveau Premier ministre apportera toute son expertise pour gérer au mieux la situation. Laissons-le travailler ... Mais, les problèmes de fond demeureront. En tous les cas, maintenant il faut aller vite. Il faut fixer le cap de la façon la plus claire et mettre le pays et ses institutions en état de marche pour traduire le nouvel état de fait révolutionnaire dans un nouvel état de droit démocratique. Tout le monde s'accorde sur le fait que la Constitution actuelle est totalement inadaptée au nouvel état de fait instauré par la dynamique de la Révolution du 14 janvier et au déroulement des événements politiques et institutionnels. Elle présente désormais un frein à la bonne marche de la Révolution et à l'instauration d'un nouveau régime démocratique dans le pays. La situation devient donc de plus en plus problématique. Par ailleurs, malgré la haute considération et le capital de confiance dont jouissent certains de ses membres, comme le conseil de l'ordre des avocats, ce que l'on appelle le " conseil national de la protection de la révolution " ne semble pas constituer une réponse adéquate. Il semble plus adéquat pour tenir le rôle d'une véritable institution de " proposition " et de " contrôle ". En résumé, ni la configuration institutionnelle en place, ni l'initiative de la création du conseil national de la protection de la Révolution ne répondent aux besoins actuels, à savoir un pays qui vit dans la logique et la dynamique d'une Révolution qui aspire au changement et à l'instauration d'un processus démocratique ... Il faudra donc sortir de la situation actuelle, celle de la légalité constitutionnelle en vigueur pour permettre la naissance d'un nouvel ordre constitutionnel. Il faut que le nouvel état de fait instauré par la Révolution, se traduise, se transforme en un nouvel état de droit, qui remplace l'ancien régime. C'est cela la Révolution. Il faut que nos responsables politiques actuels le comprennent et l'intègrent dans leurs actes. Et le plus vite serait le mieux. En conséquence, il est impératif de faire appel au peuple. Il faut lui redonner l'honneur de décider du futur cadre constitutionnel et du nouveau paysage institutionnel et politique du pays. Il faut désormais et au plus vite s'inscrire dans une nouvelle logique et donner un message fort au peuple. C'est la clé de l'installation réussie de toute Révolution pacifique. Pour commencer, il faut lancer le processus de l'instauration d'une nouvelle Constitution. N'oublions pas que la Constitution est la matrice de tout état de droit. Il faudra absolument commencer par instaurer la norme suprême, la base de tout le système institutionnel : la Constitution. Pour ce faire, seule une Assemblée constituante élue au suffrage universel direct est habilitée pour préparer un projet d'une nouvelle constitution qui sera soumis à la ratification lors d'un deuxième référendum populaire. Les membres de cette assemblée doivent être élus par le peuple. Il faudra donc publier dans les meilleurs délais un décret-loi électoral qui déterminera les modalités spécifiques à cette élection. On pourra songer à un mode de scrutin le plus représentatif possible du peuple. Quant aux conditions requises pour être candidat, on pourra songer à l'exigence d'un certain nombre de parrainage (par exemple, deux cents ou trois cents signatures d'électeurs). Cette Assemblée aura deux fonctions : - celle de préparer des projets de la future Constitution ; - celle d'une assemblée législative adoptant les lois requises, tels qu'un futur code électoral, une loi organisant les partis politiques, un nouveau code de la presse, etc. De même, de la nouvelle assemblée sera issu un nouveau gouvernement légitime qui aura pour mission d'assurer la continuité des institutions. C'est l'autre vertu de cette feuille de route. Quant à la fonction du président de la république, elle est à vrai dire " secondaire " pendant cette période transitoire " pré-constitutionnelle ". Elle pourra être occupée soit par le futur premier ministre, soit par le futur président du parlement, soit par une personne ou un comité de trois personnalités de la société civile élue(s) à la majorité absolue de l'assemblée constituante. Il faudra donc lancer le processus de l'élection de l'Assemblée constituante, car seule cette voie permet d'avoir dans les meilleurs délais, une assemblée et un gouvernement légitimes. En revanche, il ne faut surtout pas commencer par des élections présidentielles, car cette institution n'est qu'un élément de la norme constitutionnelle. L'élection immédiate du président de la République, comme semble le réclamer un membre du gouvernement actuel ayant des ambitions électives et la commission des réformes politiques, ne répondra pas aux urgences actuelles du pays : avoir un gouvernement et une Assemblée légitimes qui puissent préparer dans la stabilité et la sérénité la suite du processus démocratique du pays. C'est cela dont a besoin aujourd'hui le pays. Elle est là, à mon sens, l'erreur stratégique de la commission des réformes politiques. Cette commission, si elle annoncera la tenue d'élection présidentielle, procèdera, me semble-t-il, à l'envers. Par la suite, une fois un projet de la future Constitution soumis et adopté par référendum, nous organiserons alors de nouvelles élections législatives avec le nouveau code électoral adopté entre temps par la constituante en sa qualité d'assemblée législative. Nous aurons ainsi un nouveau parlement et un nouveau gouvernement pour une première législature historique, celle de la Tunisie nouvelle, la Tunisie démocratique, celle qui entre par la plus grande des portes de l'Histoire ... C'est le moment où jamais pour mettre le pays sur le droit chemin et réussir notre passage démocratique. La solution est entre nos mains. Agissons ... La feuille de route serait donc la suivante : 1. Référendum populaire pour lancer le processus de démocratisation avec la soumission de questions précises mentionnées ci-dessus. Il sera demandé aux tunisiens, dans le cadre de ce référendum, ce qui suit : - Etes-vous pour ou contre la dissolution du parlement et de la chambre des conseillers actuels ? - Si oui, Etes-vous pour ou contre l'élection au suffrage universel des membres d'une future assemblée constituante ? - Si oui, êtes-vous pour ou contre la création d'un nouveau gouvernement provisoire d'union nationale, qui aura pour unique tâche de gérer les affaires courantes et qui sera issu de la nouvelle configuration politique dont sera composée l'assemblée constituante, elle-même issue du suffrage universel ? - Etes-vous pour l'attribution à cette assemblée constituante, en plus de sa mission de préparer une future constitution, les fonctions d'une assemblée nationale législative ? - Etes-vous pour que les élus de l'assemblée constituante puissent, au plus tard dans un délai d'une année, se prononcer, par le biais d'un vote à la majorité absolue, sur l'adoption d'une future constitution ou préféreriez-vous que cette assemblée constituante soumette à l'approbation du peuple, dans le cadre d'un référendum, plusieurs projets de la future constitution ? - Etes-vous pour la confusion provisoire de la fonction du futur président provisoire de la république avec celle du premier ministre provisoire ou avec celle du président du parlement ou préféreriez-vous l'élection, à la majorité absolue de l'assemblée constituante, d'une personnalité ou de trois personnages de la société civile qui siègeront dans un organe exécutif collégial comme autorité morale ? 2. Publication d'un décret-loi qui déterminera le cadre électoral spécifique des élections au suffrage universel de l'assemblée constituante. 3. L'assemblée nouvellement élue: - préparera plusieurs projets pour une nouvelle Constitution ; - adoptera des lois en sa qualité d'assemblée législative (nouveau code électoral, nouveau code de la presse, etc.); - installera un gouvernement provisoire légitime qui assurera la continuité de l'Etat et qui s'occupera de la gestion courante. 4. Les projets de Constitution préparés par l'assemblée constituante seront soumis à un référendum pour l'adoption d'une future Constitution. 5. Election législative, sur la base de la nouvelle Constitution, pour l'émergence d'un nouveau parlement pour une nouvelle législature et l'installation d'un nouveau gouvernement. 6. Le pays sera à la fin de ce processus pleinement ancré dans la démocratie.