Mélangeons-nous, Enquête sur l'alchimie humaine, à peine lisons-nous le titre de cette œuvre, on se sent convier à prendre part à un mélange relevé à l'instar d'un vrai régal pétri non pas d'épices et de ferments mais plutôt d'idées métissées. Mais plus, précisément, en quoi consiste ce métissage ? Et quels en sont les mobiles et la résultante ? A ces questions qui, à première vue, semblent être d'ordre existentiel, répond l'auteur de cet ouvrage. Un écrivain au talent multiple, Vincent Cespedes, philosophe de formation, essayiste, romancier, compositeur et interprète, a également écrit, Cerise sur le béton, Violence urbaine et libéralisme sauvage, Je t'aime, Une autre politique de l'amour, Maraboutés et Contre-Dico philosophique. En survolant l'ensemble de ses écrits un penchant foncier s'avère clair et net pour un mélange dont les parties prenantes se situent humainement sur un même pied d'égalité à l' encontre d'un positivisme béat, enseveli dans l'apparat des choses et qui conçoit l'Autre en-dehors de la spirale du progrès. Le mélange n'est pas une fin en soi mais tout un processus jalonné de haut et de bas, un objectif noblissime dont le point culminant est la cohabitation pacifique en tout respect. Un essai-bilan comme l' indique bien d'ailleurs son intitulé puisque le sous-titre résume ce qui fonde la réflexion de l'auteur, une enquête, une recherche agrémentée d' analyses, de critiques et de documentations ayant pour but la réévaluation des rapports de ce fameux trio à savoir, l'homme et le contexte sociopolitique qui ne cesse de se mondialiser, particulièrement, en cette période d' insurrections que traverse le monde arabe. C'en est le cas de la Révolution tunisienne qui dans ses prémisses fait écho aux émeutes menées en 2005, au mois de novembre, dans les banlieues parisiennes, « Ce sont les revendications d'une jeunesse éprise de liberté », écrit-il. Sans répit, révolutionnaire dans ses mécanismes, le mélange ou encore le métissage, semble être le garant de la pluralité « Le mélange est l'antithèse de la violence (...) lorsqu' il palpite, libre et vivant rien ne le centralise ni le cloisonne ». Cespedes propose une manière de percevoir le mélange et d'en jouir, en maintenant une sorte de distance entre soi-même et l'autre, comparable à celle qu'on fait pour regarder un tableau, en voici sa définition : « Le mélange est l'art de l' autre, et, par conséquent, l' art du déploiement de soi. Cela ne signifie pas que l'épanouissement soit impossible sans l'Autre puisque, précisément, il n'y a jamais de" sans l'Autre". L' Autre m'imbibe, me compose, me hante, me fait. (...) L'Autre, c'est la condition humaine. Ni "enfer", ni paradis, mais condition sine qua non: sans lui l'humain n'existe pas. ». Plus qu'un appel à la tolérance et l'hospitalité, cet incipit du dernier chapitre intitulé L'Art de l'autre, est un hymne au métissage humain et culturel que dissémine Vincent Cespedes tout au long de son œuvre. L'on comprend alors pourquoi il a opté pour un titre aussi plurivoque à l'image d'un récit époustouflant où tout s'entrelace: littérature, politique, philosophique et histoire, comme l'indique bien d' ailleurs son titre, un mélange qui se conjugue forcément au pluriel vu que le mélange se construit à partir d'une mise en contact à la fois d'éléments homologues et contradictoires mais complémentaires. Comme dans tout acte socioculturel, l'œuvre, libère une dynamique de changement qui s'inscrit dans le temps et l'espace définissant ce que le phénoménologue allemand Edmund Husserl appelle ‘' l'horizon du vécu'' lié dans, l'œuvre en question, à un monde oscillant entre l'altérité et l' aliénation, l' aléatoire et le perfectible . En dépit, de sa tonalité philosophique, l'essai, se révèle stylistiquement parlant simpliste dans la mesure où l'auteur l'a écrit dans une langue fluide et accessible pour tout un chacun loin d'un vocable philosophique complexe. L'essai pourrait bien être défini comme un amalgame voire une polyphonie savamment orchestrée de plusieurs écrivains ou encore un ouvrage" dialogisé" pour reprendre un terme cher à Bakhtine .Au tout début de sa rencontre avec le public tunisien, Cespedes s' est dit fier de se ressourcer dans le patrimoine culturel arabe, «Je ne me suis pas référé uniquement à la culture occidentale », ne serait-ce par l' insertion de plusieurs citations de penseurs arabes, perses et africains tels que Jalâladdîn Rûmi et Cheikh Hamidou Kane. «De toute évidence, remonter à la littérature arabe richissime, me semble une nécessité aujourd'hui, dit-il, car on a beau recourir aux mêmes répertoires littéraires et philosophiques ». Bel et bien, il est temps de ‘'se mélanger ‘' pleinement à la littérature mondiale qui ne pourrait se reconstruire qu'en se métissant et découvrant de nouveaux matériaux linguistiques et notionnels dans des cultures autres tout en préservant sa spécificité culturelle. Cespedes se veut "un métisseur" à travers son écriture : « je te propose lectrice, lecteur, une traversée. Je te propose de partir ensemble à la poursuite du mélange. » N'y a-t-il pas dans cette citation tout comme celle définitoire du mélange, citée ci-dessus une allusion voire un hommage aux écrivains de l'ailleurs, notamment, Baudelaire qui propose "un bain de multitude et de foule", ou encore Rimbaud dans "Je est un autre" opposé à "l'Autre est l'enfer" de Sartre. A l' instar d' un Manifeste, Mélangeons-nous convie le lecteur à ‘'se mélanger ‘' et se métisser ontologiquement et culturellement avec l' Autre afin de faire face à ce que Cespedes appelle une "stabilité précaire" qui mine les sociétés de l' intérieur et les confine dans «des ghettos mentaux ».A bien des égards, apprendre à relativiser et à tisser des identités multiculturelles voire''mixophiles'', est le message que voudrait Cespedes transmettre dans son essai marqué par l' apostrophe du lecteur conférant ainsi à l' œuvre une verve d' authenticité et de connivence avec l' Autre interpellé à une alchimie humaine qui rappelle le poème rimbaldien l' alchimie du verbe. Le ton si modéré soit-il, n'en demeure pas moins polémique, l'essayiste diversifie la palette des sujets soulevés, il est question de médias, sciences, éthique, culture, urbanisme...et, notamment, de révolution. Ce terme-concept ne cesse de faire couler beaucoup d'encre jusqu' alors pour des pays tenaillés par le passé et hanté par le devenir des générations à venir. Sur la lignée des œuvres de l'ouverture et de l'indulgence, Mélangeons-nous, Enquête sur l'alchimie humaine, est un réceptacle de réflexions multidimensionnelles au centre desquelles l'homme est le tisseur de son devenir s'il arrive à se faire comprendre et s' entendre avec l' autre quel que soit le creuset des différences qui les clivent. Dorsaf Kerâani
Mélangeons-nous, Enquête sur l 'alchimie humaine, de Vincent Cespedes, Edititions Maren Sell, 2006, 363p.