De notre correspondant permanent à Paris : Khalil KHALSI - Deux vies, deux blessures, deux mélancolies. Un garçon et une fille se croisent, se lient d'amitié, d'amour, se séparent, croisent leurs traumatismes, en silence. Adapté du roman au grand succès méritoire d'un jeune auteur italien, le film s'approprie deux histoires de solitude dans une mise en scène qui imite, avec un succès relatif, le thriller intérieur de chacun des personnages. En 2008, un jeune auteur de vingt-six ans défrayait la chronique, d'abord en Italie, ensuite dans plusieurs autres pays, en publiant une première œuvre d'une grande maîtrise, ce qui vaudra au docteur en Physique fondamentale de recevoir le prix Strega qui couronne les écrivains les plus talentueux. Le titre est bien celui d'un scientifique, qui allie le raisonnement et la rationalité arithmétiques à une écriture simple, dépouillée, qui va jusqu'au bout, jusqu'à l'os, sans ménagement et pourtant avec beaucoup de poésie. Les nombres premiers, ce sont ces personnages solitaires condamnés à vivre leur vie à l'intérieur d'eux-mêmes, pouvant vaguement communiquer entre eux. Car, entre un nombre premier et son jumeau, se dresse un chiffre pair. Alice et Mattia sont donc des chiffres impairs qui se laissent emporter par la vie, dans un chemin déjà tout tracé depuis l'enfance traumatique. Que l'on devine ainsi, du moins, dans l'adaptation de Costanzo. Car, si Giordano fait évoluer ses héros parallèlement et sur quatre périodes successives, le réalisateur préfère offrir un développement chaotique de l'histoire, où Alice et Mattia, enfants, ensuite adolescents, puis se lançant dans l'âge adulte, recoupent leurs histoires comme si les différents eux-mêmes qu'ils ont été, au gré des vicissitudes – souvent intérieures –, représentaient des personnages tout à fait différents. À la croisée des chemins Quand ils se croisent pour la première fois, dans les couloirs du collège (lors d'une scène au ralenti qui insiste, de façon certes kitsch mais plaisante, sur la rencontre, le nœud autour duquel se développe le scénario), Mattia fait attention à la démarche boiteuse d'Alice, alors que celle-ci s'intéresse à la réputation qu'il s'est fait, en s'ouvrant la main en cours de biologie. Marginaux, marginalisés, les deux personnages se démarquent, chacun à sa façon, de la foule adolescente, à cet âge où sont commis les plus grands crimes de l'existence. Et ils se rencontrent autour de leurs blessures. Sur la hanche de l'une est tracée la cicatrice d'un souvenir humiliant qui a bousillé à tout jamais son enfance, alors que l'autre écrit sur son corps à la lame, comme pour se punir de quelque chose ou se purger de ce mal qui l'habite et l'enferme dans son mutisme. Les voilà qui se croisent, alors, s'attachent, ensuite se détachent, inlassablement, parce qu'ils sont voués à une solitude éternelle, portant leur malheur au poids si lourd et effrayant pour les autres. Pourtant, ils sont les seuls à pouvoir se comprendre l'un l'autre. Alors l'un devient un génie invité à poursuivre ses études en Allemagne, alors que l'autre se lance dans la photographie. L'accomplissement personnel de chacun, qui coule sans heurts, ni résistance – comme si les choses ne pouvaient être autrement –, renvoie sans cesse aux traumatismes originels, qui sont l'objet même du suspense, alors que ce sont ces expériences initiatiques-là, connues par le lecteur, qui motivent le roman. Saverio Costanzo (réalisateur de « Private » et d'« In Memoria Di Me ») s'est approprié l'univers de Giordano pour le faire répondre à sa propre vision, quitte à transformer ce long fleuve tranquille, mais mugissant, qu'est la vie des héros, en un labyrinthe psychologique où l'issue est sans cesse éloignée par un travail esthétique qui se renouvelle à chaque scène. Le long-métrage se propose alors d'être une contemplation de séquences où le mouvement de caméra (parfois à la « 24 », ce à quoi l'on ne voit pas de justification, car cela peut aboutir à un gros plan sur une ceinture, par exemple), la lumière, les couleurs, la musique (très réussie) ne sont jamais les mêmes. Les personnages, perdus dans ce chassé-croisé à travers le temps et l'espace, sont censés nous livrer leurs malheurs les plus profonds en nous séduisant, nous émouvant, nous démoralisant. Mais, si le jeu excellent des acteurs (dont Alba Rohrwacher et Luca Marinelli qui incarnent à merveille Alice et Mattia adultes, et Isabella Rossellini qui remet le costume de la mère juive dans « Two Lovers » de James Gray pour jouer, cette fois, la mère méditerranéenne), certains passages poétiques et quelques moments angoissants enchantent le spectateur (terrifié à la vue de vies aussi ratées, et dont l'exploration est aussi perverse que cynique), le long-métrage finit par lasser tellement Giacomo a tendance à surfaire la mise en scène dans un traitement de l'image qui n'aide pas à l'immersion dans l'obscurité des personnages. Alors que les malheurs de ces vies solitaires auraient à eux seuls suffi pour porter l'émotion à son paroxysme. La sobriété du roman s'est retrouvée ici recyclée dans un trop-plein de talent qui aurait gagné à se ramasser. Un bon film à l'italienne aurait suffi à la place de ce magma de références et d'influences pas toujours harmonieuses. On en oublie de pleurer.