De notre correspondant permanent à Paris Khalil KHALSI - Dans la terrasse couverte du café Daguerre, à Denfert-Rochereau. C'est la fin de l'après-midi et l'hiver se précipite à Paris, peut-être même qu'il va neiger plus tôt que d'habitude. La vision, au fond de la terrasse, de la chevelure aux boucles méditerranéennes réchauffe un peu, et puis un chocolat chaud… « Je n'aime pas d'habitude, mais avec ce temps, cela s'impose », dit-elle. Elle commence par la fin, parce que c'est un peu l'aboutissement de son chemin, de ses transformations au fil des années et des villes. Inscrite à la Sorbonne, elle poursuit sa thèse en arts et plastiques et sciences de l'art. « Quand on fait une thèse en arts plastiques, on est à la fois plasticien et chercheur, explique-t-elle. On réfléchit sur sa propre expérience artistique. En ce qui me concerne, je questionne la posture de l'artiste dans sa pratique créative et comment celle-ci opère des glissements entre les disciplines. » C'est depuis qu'elle est à Paris que Kahena Sanaâ, jeune Tunisienne de 28 ans, s'est retrouvée dans cette préoccupation-là, amenée à réfléchir sur sa propre position en tant qu'artiste dans un milieu tout à fait nouveau. Il faut de la sensibilité pour cela, un sens aiguisé de l'observation, de l'attention, même quand c'est tourné vers soi. Cette sensibilité-là, elle l'a depuis l'âge de quatre ans, quand elle s'intéressait déjà à la danse et la musique classiques. Après un début dans un club de danse moderne, elle s'est vue guidée par sa mère, au conseil de l'enseignante – qui la trouvait plus souple que les autres élèves, au point de la laisser la remplacer dans certains exercices! –, au Conservatoire de musique et de danse national de Tunis. «Durant les cours de Mme Kiriakopoulos, Syhem Belkhodja venait inspecter pour détecter de potentiels talents à recruter, raconte Kahena, et elle me disait que je l'intéressais… Toutefois, l'espérience Syhem Belkhodja ne démarrera que six ans plus tard puisque, me voyant dispersée dans mes études, ma mère a jugé nécessaire de me faire arrêter les cours de danse ; et c'est au Lycée du Menzah VI, pendant que nous animions un club de danse avec des camarades, que certains membres de la compagnie de Syhem sont venus nous observer et m'ont proposé de les rejoindre.» Elle avait quinze ans. Elle a donc fait du hip-hop, du modern-jazz et certaines danses latines. Rien à voir avec la danse classique, évidemment, mais Kahena dit n'avoir jamais préféré une danse à une autre ; il suffisait qu'elle entende un air de musique pour qu'elle se lance, se désinhibe, se débarrasse de sa timidité comme d'une cape trop lourde. Toutefois, elle quitte la compagnie au bout d'un an et demi de cours très enrichissants mais « pas forcément épanouissants », à cause de tensions au sein du groupe, d'une certaine concurrence. « Et puis Syhem est un personnage assez spécial… Sa sévérité, dont elle m'épargnait vu que je ne faisais pas partie du noyau dur de la compagnie, est sûrement ce qui fait qu'elle a une poigne de fer aujourd'hui. » Alors Kahena décide d'aller au gré de ses envies, de sa liberté, et voilà que, le diplôme du bac en poche, elle s'inscrit à l'école des Beaux-arts. « Sur les pas de ma mère…, précise-t-elle fièrement. J'avais toujours baigné dans le dessin et la peinture. » Cependant, Kahena a une soif d'apprendre inextinguible, sa passion va au-delà des limites du pinceau qu'elle tient, du tableau qu'elle peint. «Cela ne me suffisait pas, j'avais besoin de m'exprimer par le corps… Indisciplinée, il m'arrivait de quitter les cours pour aller préparer des performances avec Imed Ben Jemâa et Nesrine Chaâbouni à l'IFC, ou bien répéter à El Teatro avec Taoufik Jebali… » L'ouverture au théâtre Du théâtre, alors, une renaissance par la voix à celle qui pensait déjà faire ce qu'elle aimait depuis sa plus tendre enfance. « Je ne me sentais pas éparpillée, précise-t-elle, je me retrouvais dans tout cela, bien que je n'estime pas maîtriser à la perfection chacune des pratiques à laquelle je m'adonne. » Kahena se défend, convaincue, et ajoute : « Je ne crois pas qu'il y ait des frontières entre les disciplines, elles se croisent toujours, naturellement. » En tout cas, Jebali fait appel à elle pour ses qualités de danseuse, tout d'abord, et la voilà qu'elle intègre la troupe d'« Ici Tunis » où elle est amenée, en plus, à donner la réplique à des comédiens comme Kamel Touati et Atef Ben Hassine. « Être sur la même scène que tous ces talents confirmés, et puis jouer un rôle aussi multiple et hétéroclite que Jebali sait en créer…, s'émeut la jeune femme. C'était sûrement l'expérience la plus marquante de ma vie. Sortie de l'adolescence où je ne faisais que danser, voilà que je touchais à tous les degrés de l'écriture théâtrale et aux subtilités du discours de Jebali, auprès de qui j'ai beaucoup appris. Grâce à lui, j'ai pu intégrer l'observation à ma pratique artistique, et j'essaye d'avoir une démarche aussi sincère que possible, ce qui n'est guère évident, même pas à Paris. » Paris. C'est alors que tout change. Venue pour entamer ce qu'on appelait à l'époque un «DEA », cette assoiffée de lumière se retrouve cloîtrée dans une obscure chambre de neuf mètres carrés. « Très difficile d'y poser son chevalet, tenir son pinceau et ses tubes d'acrylique. J'ai alors commencé à peindre sur de petits formats, mais ce moyen d'expression ne me correspondait pas. Immergée dans un autre monde, dans un cadre de vie totalement différent, je me suis retrouvée davantage dans l'observation d'autrui et de la grande métropole. J'étais aussi dans l'observation de mon nouveau quotidien, et c'est alors que l'observation est devenue créatrice ; j'ai emprunté une caméra à l'Université de Paris-I et j'ai commencé à filmer les gens dans l'espace public, à capter leurs expressions et leurs mimiques. Je me suis mise aussi à m'auto-filmer dans mon propre espace privé, ces neuf mètres carrés où mon corps a muté… Fascinée aussi par la foule – j'ai vécu pendant deux ans dans le Marais, au début, et c'était vertigineux –, j'ai commencé à travailler sur le rapport espace privé-espace public, à interpréter ce qui arrive quand on passe d'un espace à un autre, à analyser les postures qu'on adopte… » Elle s'est donc prise comme sujet dans cette nouvelle forme d'expression, à savoir l'art-vidéo. Cette discipline où elle se plaît est, en fin de compte, venue vers elle par nécessité. Si elle ne pense pas avoir obligatoirement découvert sa voie, elle trouve du moins un sens à ce qu'elle fait… À un tel point que cela s'est soldé par la production et la présentation d'une pièce de théâtre. « Je ne sais plus où j'en suis », dont le titre est inspiré d'une expression tunisienne, est une histoire de solitude. Dix, à dire vrai, puisque ce sont dix petites scènes où le jeune étudiant étranger à Paris se meut dans son espace. Avec la collaboration de la danseuse tunisienne Nesrine Chaâbouni, du danseur et mime libanais Bilal Abdallah, du comédien marocain Ghassen El Hakem, de la chanteuse tunisienne Imen Tnani et du compositeur tunisien Kerim Bouzouita (cf. « Un café à Paris » de l'édition du 13 novembre 2010), la pièce, retenue par l'organisation du festival parisien « Ici et Demain », a été présentée le 17 mars 2009 à l'Auditorium Saint-Germain. Cette mise en scène de l'exil a ému les spectateurs qui «se sont retrouvés dans cette perte des repères et l'obligation de se reconstruire. » Cependant, il n'y a pas la moindre amertume dans la voix de Kahena, pas l'ombre d'une désillusion. Car sa détermination a fait qu'elle s'est reconstruite, qu'elle se reconstruit toujours ; pas comme après une cassure, mais comme un passage de l'ombre à la lumière. Retrouvée avec elle-même, elle attend tout simplement la délivrance (la fin de la thèse) pour pouvoir passer à autre chose… « On verra quoi », dit-elle. Sourire de foi.