C'est une lapalissade de le dire, mais il existe désormais en Tunisie un avant et un après le 14 janvier 2011. L'événement est réellement entré dans l'histoire du pays et est devenu un repère incontournable pour dater des faits et comparer des ères. Seulement voilà, comme pour plusieurs belles choses de la Révolution, le sens commun, l'humour à deux sous de certains et la tendance -consciente ou pas- à vouloir galvauder les idéaux ont fini par se servir du jalon historique que représente l'année du renversement de Ben Ali pour immortaliser n'importe quoi. Certes on peut comprendre l'élève du baccalauréat qui rêve de réussir en 2011 afin de pouvoir s'enorgueillir plus tard d'avoir eu son diplôme de bachelier l'année de la Révolution. Après tout, ce certificat qui ne vaut plus son pesant de savoir ni de compétence devrait servir à quelque chose, pourquoi pas à rappeler le changement du 14 janvier ! Cependant, certains Tunisiens tenus pour des citoyens assez cultivés, assez mûrs et suffisamment sensés pour ne pas tomber dans l'infantilisme et la médiocrité des gens dépourvus de culture, d'intelligence et de bon sens, poussent la mauvaise plaisanterie jusqu'à parler de premier derby révolutionnaire en évoquant le tout dernier match de football entre l'Espérance Sportive de Tunis et le Club Africain. Remarquez au passage que ni le derby en handball opposant ces deux équipes tunisoises, ni les autres derbies de football qui se sont déroulés le week-end dernier n'ont inspiré la même « illumination » dans le repérage des journées du championnat ! Selon la même logique quelque peu débile, on devrait parler du 1er but postrévolutionnaire, du 1er corner, du premier pénalty ou de la première remise en jeu de l'après 14 janvier. En société, les uns pourraient être fiers d'avoir convolé pendant l'été 2011, les autres d'avoir acheté ou construit leur villa en l'an I de la Révolution. Même ceux qui ont divorcé la même année devrait bien retenir cette date « historique » de leur vie privée. Année des aubaines Cela devrait nous rappeler les procédés de datation utilisés autrefois parmi une large masse inculte de la population. On disait par exemple que tel événement s'était produit l'année de la Guerre, ou l'année des Criquets, de la moisson record, du Choléra, de la Famine, de la grande crue etc. En calquant ce jalonnement primaire, nous pourrions évoquer l'année 2011, comme celle de la grève des policiers. Un débrayage des agents de police, c'est du jamais vu sous nos cieux depuis plus d'un demi-siècle ! Nous doutons même qu'il y en ait eu sur notre sol même du temps de la colonisation française. C'est pour de bon un événement révolutionnaire qui doit marquer l'histoire de la sécurité intérieure en Tunisie. A Gabès ou à Bizerte, par exemple, les habitants auront passé une journée, une semaine, un mois sans policier dans la rue ni dans les commissariats. Un peu comme lorsqu'on mène une campagne anti-tabagique : la journée sans tabac, on en a entendu parler ! On connaît aussi la journée sans alcool, la journée sans voiture, la journée sans bruit ! Mais 2011, c'est aussi l'année des grèves répétées des éboueurs : d'où notre proposition de l'appeler « année des ordures », ou « année de la crasse ». Ce n'est pas du tout flatteur pour la Révolution, nous le savons ! Mais c'est pour dire que cette Révolution ne nous a pas montré que son beau visage. Nous osons même affirmer que ce sont surtout ses laideurs qu'on nous a le plus donné à…admirer ! Le retour actuel de la vague des grèves illimitées qui paralysent des villes, des gouvernorats et parfois le pays dans son ensemble, ce n'est pas ce qu'on devrait garder comme souvenir impérissable de notre Révolution. A l'heure où l'on s'attendait à voir la Tunisie se reprendre pour rattraper le retard sur son voisin marocain et sur l'autre pays de la Révolution, à savoir l'Egypte, on nous rechante l'air anarchique du « relâchement sécuritaire », du « relâchement sportif », du « relâchement juridique », du « vide administratif » et de toutes sortes de défections dans les secteurs vitaux de l'Etat. C'est à se demander si nous voulons vraiment rétablir la stabilité dans le pays ! A notre avis, une bonne partie des Tunisiens n'ont vu dans la Révolution que son côté « aubaine », c'est pourquoi chacun tire à lui la couverture comme on dit. « Foursa la touad, ya madame Souad » (ne ratez pas l'aubaine, en gros) crient les marchands du souk à l'adresse de leurs clientes. C'est un peu aussi ce qui se passe en Tunisie depuis le 14 janvier : n'est-ce pas là un bel argument pour baptiser 2011, « année de l'aubaine » !