Depuis le 14 janvier 2011, les villes tunisiennes sont entrées dans une drôle de compétition : chaque jour, sinon une fois tous les trois jours, ensuite une fois par semaine ou alors chaque nouvelle quinzaine, se déclenchent dans l'une d'elles, parfois dans deux ou trois villes simultanément, des mouvements de violence plus ou moins impressionnants et quelquefois meurtriers. Des biens publics et particuliers y sont saccagés, des voies de circulation y sont bloquées, des sit-in y sont organisés, ainsi que des marches, des grèves, et des batailles rangées entre quartiers et entre tribus. Nous avons cru à un certain moment, entre avril et mai surtout, que la vague tendait à s'apaiser. Mais depuis juin et en cette première quinzaine de juillet, nos villes ont repris goût à ce même concours de superstars des manifestations, des protestations et des violences. C'est ce qui nous a inspiré l'idée d'établir un classement plutôt insolite dans lequel seront répartis, en fonction de leur participation et de leur prestation au concours évoqué, les 24 gouvernorats du pays. Au fur et à mesure du classement, nous nous permettrons quelques remarques (plaisantes ou déplaisantes, cela dépend des cas) sur le rang qu'occupe chaque subdivision territoriale. Centralisation contestataire Se pouvait-il, dans ce championnat original, que le Grand Tunis fasse piètre figure ? Inconcevable ! De tous les « concurrents », c'est le mieux armé pour rester le plus longtemps en haut du tableau ; et c'est ce qui se produisit, notamment durant les trois premiers mois qui suivirent la Révolution. Il faut dire qu'avec plus de 3 millions d'habitants, plus frustrés les uns que les autres de manifestations et d'expression libre, les gouvernorats de Tunis, de l'Ariana, de la Manouba et de Ben Arous n'eurent pas de peine à s'illustrer et à concorder leurs « mouvements » protestataires de façon à ce que l'essentiel se déroule au cœur de Tunis, la capitale. La multiplicité des moyens de communication et de transport dans la zone a contribué largement au « succès » des manifestations organisées à l'avance ou de celles qui se déclenchèrent spontanément. Le principal constat à faire est que même les mouvements « révolutionnaires », qui pourtant se sont déclenchés d'abord au Centre-ouest et au Sud-ouest tunisiens, finissent chez nous par se « centraliser » : qui ne se rappelle les deux sit-in de la Kasbah qui avaient mobilisé des milliers de Tunisiens venus pour une bonne part de Gafsa, Sidi Bouzid et Kasserine ? Voilà un bel exemple de cette centralisation contestataire. C'est que l'organisation administrative du pays concentre les hauts-lieux de la décision politique à Tunis et que, pour se faire entendre, il faut bien se « manifester » dans les rues de la capitale et devant ses principaux bâtiments publics, en particulier le siège du Gouvernement et les ministères. Zones de turbulence Remarquons cependant que, depuis quelque temps, Tunis est sérieusement concurrencé par des villes de l'intérieur. Non pas que le « cœur » tunisois de la Révolution ait cessé de battre, ou ait ralenti ses battements. Seulement, les manifestations et les violences ont pris une tournure plus sectaire, moins fédératrice et donc moins « populaire » à Tunis ; ce sont des frictions entre partis, entre intellectuels, entre organisations qui y monopolisent désormais l'intérêt. Ailleurs, c'est-à-dire du côté des provinces, petit à petit, le Centre-ouest et le Sud-ouest reprennent la vedette à la capitale « à la faveur » de leurs différents mouvements de protestation particulièrement violents : sur ce plan, la palme revient à Gafsa et à Sidi Bouzid, théâtres de régulières protestations de masse et de tragiques mouvements sociaux. A Kasserine aussi, on a relevé quelques « empoignades » notables, mais plus récemment c'est le gouvernorat de Gabès qui s'illustre remarquablement. Tantôt on y proteste contre le complexe chimique, tantôt on y déplore la pollution des plages. Tataouine ne fut pas en reste : mais là-bas, on revendique surtout du travail pour les jeunes lesquels multiplient leurs grèves de la faim pour mettre la pression sur les décideurs de la région ou ceux du pays. Le Nord-ouest ne supporta pas non plus de rester en marge du concours : le Kef, Siliana et Jendouba se « distinguèrent » à leur tour au printemps dernier en organisant comme à tour de rôle des grèves générales, des attaques de locaux publics, des sit-in et des règlements de comptes entre quartiers. Le « superstar » continue Béja fut beaucoup plus « sage » depuis l'hiver. D'autres gouvernorats sont dans cette catégorie de zones plutôt calmes : par exemple Zaghouan, Nabeul, Sousse, Mahdia, Kairouan, Kébili, Médenine et Tozeur. Il y eut très peu de grabuge dans les chefs-lieux de ces gouvernorats. Pas trop de casse non plus dans leurs petits arrondissements. A Bizerte, la ville connut quelques soubresauts angoissants mais ils furent assez sporadiques pour ramener très vite les habitants au calme. C'est un peu ce qui s'est passé à Monastir où les mouvements sociaux postrévolutionnaires provoquèrent la panique générale pour un temps seulement, notamment après l'incendie de l'établissement pénitentiaire qui a entraîné la mort de quelques dizaines de prisonniers. Sfax, deuxième grande ville de la Tunisie, ne fut ni trop violente ni trop sage. Mais on n'oubliera pas de sitôt le sit-in qui coûta la vie à un élève cardiaque ni le blocage du bac en direction de Kerkennahg. Dans l'ensemble, on peut remarquer que, jusqu'à présent, deux grands pôles rivalisent de constance et de persistance dans leurs mouvements de protestation et dans leurs violences : à savoir la capitale, Tunis, et le Centre-ouest (plus particulièrement Sidi Bouzid et Gafsa). Autrement dit, la vitrine-« est » du pays qui couve toutes sortes de contradictions sociales, économiques, culturelles et politiques et la face cachée de la misère et du développement inégal. La plupart des villes côtières ont su très vite raisonner leurs mouvements sociaux : peut-être que les habitants, là-bas, peuvent se permettre de patienter et d'attendre qu'un vent plus favorable souffle sur leurs régions respectives. Dieu sait pourtant que le chômage y menace des centaines de famille à cause notamment de la crise du tourisme. Le Nord-ouest fait actuellement l'objet d'un intérêt particulier de la part des promoteurs locaux et étrangers : c'est ce qui explique en partie que cette zone brille moins ces derniers jours en matière de manifestations et de violences. Peut-être que comparé au Sud du pays et au centre-ouest, cette région offre davantage de chances d'investissements (agriculture, tourisme, richesses minières). Mais qu'il y ait dans notre pays cette dichotomie entre régions « sages » et zones « turbulentes », cela appelle une lecture plus approfondie susceptible de faire intervenir d'autres paramètres pour expliquer le comportement des villes et des populations après la révolution. Qui sait par ailleurs si l'instabilité constatée à travers nos gouvernorats n'est pas le fait, comme certains le laissent entendre, de forces occultes qui ne veulent pas du tout le bien à la Tunisie. En attendant de connaître ces forces cachées, notre concours « superstar » continue malgré la canicule et la situation préoccupante de notre économie !