• La démocratie ne saurait survivre à une atrophie de ses membres Par Gilles Dohès - La liberté, malgré ses avantages flagrants, est cependant toujours paradoxale, car elle condamne mécaniquement le sujet à la fragmentation ; c'est pourquoi beaucoup y préfèrent l'aliénation, qui ne s'encombre de la notion d'individu que pour mieux en redéfinir les contours à sa guise. La Tunisie, qui fut vive et unie sous la contrainte de l'autorité, se révèlera-t-elle mortifère et divisée par excès de permissivité ? L'avenir nous le dira. Mais, quoiqu'on en pense,il reste que l'avenir n'est jamais écrit à l'avance, et que le destin d'un peuple, même si ce dernier a trop souvent tendance à l'oublier,repose toujours entre ses mains. Certes, l'on peut noyer des espérances dans un océan de citations ou ruiner des utopies à coups de fanatisme, de désillusion, ou de botte, les exemples ne manquent pas, mais il vient, toujours, un moment où les peuples se lèvent et réclament des comptes. Le 14 janvier 2011 a exprimé, massivement, une volonté de rupture avec le fatalisme, et la clameur soudainement poussée par ce petit pays tranquille a résonné de toute sa puissance et de toute sa noblesse, dans le monde entier. La Tunisie a démontré que celui qui se lève contre la tyrannie n'est jamais seul, car il porte avec lui tous les espoirs silencieux de ceux qui n'ont pas encore trouvé les ressources de son audace. Et si le courage de ceux qui sont descendus dans la rue est le courage de tous, alors nous devons, et ce quelles que soient nos préférences politiques ou idéologiques, nous sentir redevables envers ceux qui ont laissé la vie à l'ombre des portes cochères ou à même les trottoirs, lors des journées de bataille qui ont rendu à la Tunisie sa dignité confisquée. A l'heure où plane l'ombre des arrivistes manipulateurs de mémoire, nous ne devons pas oublier non plus que ceux qui sont morts n'étaient ni des surhommes ni des forcenés, mais des gens ordinaires, des parents, des employés, des amis, dont la force a été de croire follement, en cette époque de résignation, en l'avenir de leur pays. La Tunisie a fait preuve d'une incroyable bravoure en mettant à bas un régime inique qui se croyait inexpugnable (régime d'ailleurs longtemps soutenu par une triste ribambelle de cyniques) ce qui,entre autres choses, a eu pour conséquence de mettre un terme à cette caricature, grossière et mensongère, de destination peu onéreuse à l'ombre des palmiers dont se repaissaient les touristes en goguette et les expatriés de passage. Car, non, faut-il le dire encore, il ne fait pas bon vivre avec un SMIC à 235 dinars pour 40 heures de travail (235,400 dinars officiellement en 2011), non, il ne fait pas bon vivre sans eau courante ni électricité comme cela est toujours trop souvent le cas dans des régions oubliées du développement économique et méprisées par la centralisation, non, il ne fait pas bon vivre une vie d'ignorance que l'on n'a pas choisie et sur laquelle on vous interdit la moindre prise. Si les conditions d'existence de la majeure partie de la population n'ont à ce jour connu aucune amélioration notable la faute n'en incombe pas à la révolution, mais à l'incurie des responsables en place qui préfèrent agiter des faits divers ou user de trompe-l'œil dans le but de faire diversion et ainsi toujours repousser aux calendes grecques la résolution des problèmes urgents de leurs concitoyens (à supposer que cette préoccupation figure à leur agenda). Entendre actuellement de Hauts Intérimaires se draper dans des postures victimaires, la larme à l'œil et l'outrance en montgolfière, est une offense faite à la mémoire de tous ceux qui sont tombés au nom de la dignité et se place au-delà de toute indécence. Tout comme il est parfaitement indécent de voir des prédicateurs,cordialement invités qui plus est,venir semer la discorde en donnant des leçons de morale à tout un peuple, musulman depuis des siècles, qui s'entend soudainement qualifié de « mécréant ». Le souci permanent d'inférioriser l'autre, le mépris affiché envers les valeurs locales et la volonté civilisatrice toujours convaincue de son impérissable supériorité constituent une rhétorique que les Tunisiens n'ont déjà que trop entendue et subie, car elle est celle de la colonisation. Quant aux performances théâtrales des uns et des autres, qui mettent en scène la foi à la manière d'un Grand Guignol, elles n'ont strictement rien à voir avec la religion, mais ont, au contraire, tout à voir avec la politique. Car n'en doutons pas un seul instant, c'est bien de projet politique dont il est question, même s'il avance prudemment caché derrière le paravent de la religion, et d'un projet clairement réactionnaire et rétrograde qui instrumentalise le sentiment religieux existant chez la population. Et ne doutons pas non plus que la finalité ultime de ces simagrées de comédien arrivé en fin de carrière n'a pour autre but que le monopole du pouvoir et le verrouillage de toute une société. Le chantage permanent exercé par les uns sur les autres consistant à utiliser l'islam afin de promouvoir des convictions politiques n'est ni à la hauteur des principes de cette religion de fraternité, ni à la hauteur des espérances ayant motivé les évènements de janvier 2011. A l'heure où les sociétés occidentales agonisent dans la solitude et se fourvoient dans les impasses de la rationalité et de l'utilitarisme depuis des lustres, quoi de plus moderne que l'entraide ? Quoi de plus révolutionnaire que la solidarité ? Quoi de plus novateur que l'imagination au pouvoir ? La puissance du rêve, les élans des utopies improbables, l'intensité des mythes sont ce qui fait si cruellement défaut à ces sociétés amoindries, actuellement au bord du gouffre, et qui n'ont plus comme seul étendard qu'une réussite économique en lambeaux. La démocratie ne doit pas se satisfaire d'une atrophie deses membres à leur simple fonction d'acteurs, économiques ou sociaux, et pour qui un foyer familial n'est rien de plus qu'un « ménage » doté d'un pouvoir d'achat.Il reste encore tant d'espaces inexplorés, tant de potentialités à imaginer, tant de futurs possibles… Des défis à relever pour des générations entières de rêveurs et de bâtisseurs… Si Rome ne fut pas faite toute en un jour alors l'épanouissement de la Tunisie nouvelle pourra bien prendre quelques années, et s'il est normal qu'une certaine lassitude gagne peu à peu les esprits, elle ne doit cependant pas entamer l'endurance nécessaire à la réalisation des chantiers, immenses et enthousiasmants, qui attendent le pays. Il est vrai que la liberté, cette idée folle qui fait vibrer le cœur des hommes, est malheureusement de ces fleurs qui ne fleurissent que sur les charniers, mais il reste à la Tunisie la possibilité de s'en saisir à bras le corps et de l'enrichir de sa propre interprétation, de sa propre vision. Et si un destin affamé de davantage de sacrifices réclame son dû, l'option n'est pas exclue, sachons dès à présent nous y préparer. juliejolie