Même le jeune candidat au bac, quand il est attentif, pas trop oublieux et, il faut bien le dire, sous l'autorité d'un prof normalement constitué et formé connaît un tant soit peu Voltaire et Rousseau. Au moins ce qui les a opposés dans la polémique sur les effets de la civilisation sur les sociétés des humains. Le premier, auteur de Candide et de Zadig, invétéré persifleur, reprochait à son contemporain genevois sa nostalgie d'une nature originelle bonne que le progrès est venu un jour pervertir, corrompre et finir par nous en déposséder pour faire du genre humain un ramassis de démons de jaloux propriétaires, d'égoïstes rivaux de leurs voisins, de guerriers meurtriers en cas de nécessité, lors que sa proie, son espace vital ou ce qu'il croit être son " identité " se trouvent menacés par le frère ou le semblable. Il faut reconnaître,, même si l'on penche, comme moi du côté de Jean-Jacques, ce pathétique et génial " promeneur solitaire " que l'hypothèse de celui-ci expliquant l'origine de l'inégalité entre les hommes, titre et objet de l'un de ses ouvrages majeurs, ne repose sur rien de scientifiquement sérieux: " Le premier qui a enclos un terrain, disant : ceci est à moi, a été le premier imposteur... Car, si les fruits sont à tous, la Terre est à personne" Fort heureusement, Jean-Jacques Rousseau s'est ressaisi et a gratifié l'humanité d'un ouvrage toujours contemporain, peut être le meilleur outil produit par un européen pour penser, discipliner dans la démocratie et la liberté les sociétés modernes. Son Contrat Social en effet nous livre l'essentiel sur le meilleur moyen d'être ensemble et de vivre ce groupement dans la justice et la reconnaissance de son associé dans l'espace, le travail et les œuvres de civilisations. Il nous fait oublier en effet ce rêve d'une société d'hommes et de femmes, paradisiaque parce que la nature humaine incline naturellement vers ce qui est bon. Aujourd'hui en Tunisie dans cette phase parfois dramatiquement intermédiaire entre la fin d'un monde de dictature et l'horizon non encore éclairci d'un état à la fois garant de liberté et suffisamment stable pour permettre la construction, un lecteur de L'Essai sur l'origine de l'inégalité entre les hommes, œuvre plus poétique que démonstrative de Rousseau, croit retrouver le point où la démonstration rousseauiste pêche par son peu de sérieux. La limite si bien tracée dans le Contrat Social entre cette liberté mienne qui s'arrête là où commence celle d'autrui, selon la formule ultra-célèbre de cet ouvrage, semble tout à fait effacée et de ce fait une étrange inclinaison vers un état de nature qui menace l'état et donc la société et le pays tout entier de sombrer dans le néant. Au début des années 80, j'ai effectué un reportage pour le compte d'un quotidien tunisois sur la situation au Tchad que j'ai intitulé L'Etat Néant. Hissèn Habré, président déchu, venait de se réfugier dans la Brousse, chassé et remplacé par son ministre D.A.E Idriss Deby, auteur de Putsch. Dans la capitale N'djamena comme Abéché, deuxième ville du pays, la situation était hallucinante. La loi du plus fort faisait qu'on allait en bandes "dégager" un fonctionnaire de son bureau, une pharmacienne de son office, un propriétaire de son champ ou un imam de sa tribune en plein sermon de Vendredi. On chassait et on cueillait comme si le prédateur ou le cueilleur était convaincu que tout était donné gratis à qui pouvait le prendre. Il n'y avait ni violence apparente ni dissuasion par les armes ou par l'exercice d'une force quelconque mais seulement la loi d'un prétendu état révolutionnaire où le nouveau venu se prévaut de sa frustration d'hier pour conquérir le droit de se satisfaire aujourd'hui. Depuis le 14 janvier 2011, la menace est vraiment réelle: les gens construisent n'importe où, détournent des circuits électriques ou des conduites d'eau pour alimenter leur machine ou leur bassin sans débourser un sou, occupent des usines ou des ateliers sous prétexte qu'ils jugent le propriétaire ou le gérant nantis de son bien par la seule bienveillance ou la complicité du régime déchu. Si les Tunisiens (la majorité dissuasive d'entre eux du moins) ne mettent pas fin à cette situation de dérives vers l'anéantissement de l'idée même d'état, nous restons dans la crainte justifiée de voir disparaître ce beau pays qu'est le nôtre.