Rien que son nom. Il m'a accroché quand j'ai bien vérifié que ce n'était ni un pseudonyme ni un sobriquet. La famille Socrate existe bel et bien dans ce Maroc où souvent les noms rappellent les plus éminents imams, les plus grands philosophes,comme si ce pays a toujours été le lieu d'emmagasinage d'une mémoire perdue. Bref, Mohamed Socrate c'est bien le nom de ce jeune homme qui a bien donné du fil à retordre à l'institution de l'Etat marocain, vieille de plus de dix siècles. Et ce, dès le déclenchement du mouvement des jeunes concomitant à ce que nous appelons toujours le Printemps arabe, plus connu dans le royaume chérifien sous le nom du Mouvement du 22 février.
Ici rien que son portrait esquissait à gros traits ce que l'intelligence politique du Roi ou plutôt de l'irréductible Makhzen a fait de lui.
Mohamed Socrate n'est rien dans la hiérarchie de ce qu'on appelle classes sociales ou groupes d'influence, ni parmi ces personnalités-stars qui brillent soit par leur art ,leur métier, leur performances sportives ou par les Lettres dont ils sont des fécondateurs. Il est vendeur de vêtements usés où chapardés ça et là quand ils sont neufs. Il traversait le Maroc du Rif au Sud en gagnant ainsi sa vie au gré des marchés plus ou moins florissants pour sa douteuse marchandise.
Si ce n'était que ce statut un peu marginal, intermédiaire entre le larcin et le vrai labeur, il n'aurait intéressé personne, surtout pas les lecteurs de ce journal. Mais, tenez-vous bien, même si c'est incroyable, c'est un lecteur assidu, pêle-mêle, de Nietzsche, de Sartre, Heidegger, Tawhidi et bien entendu du patrimoine des spiritualisés islamiques. Partout où il n'a que faire pour vendre et revendre, il ne fait que boire, se saouler jusqu'à la lie et discuter de sa récolte livresque du jour, avec les premiers vus et venus. Bien entendu, il fréquente et infeste les réseaux sociaux, et du haut de cette virtualité transformatrice du monde désormais, il a été un brillant inspirateur de ce mouvement des jeunes qui a poussé le Royaume dans ses derniers retranchements, avant de devancer la catastrophe et de conduire au mieux la réforme constitutionnelle qu'on sait.
Au Ramadan dernier, cette jeunesse bouillonnante a décidé sans vraiment se concerter dans la vie réelle, mais seulement dans les virtualités de Facebook et autres Twitters, de partir en guerre contre toute forme de contrainte religieuse, en organisant dans la forêt de Mohammadia une grande manifestation de jeunesse contre l'imposition du jeûne du Ramadan dans l'espace public, manifestation animée notamment par le MALI (Mouvement Autonome pour la Liberté Individuelle) organisation créée par Zineb el Rhazoui. Le rassemblement a été violemment réprimé par les autorités, dans un pays qui ne plaisante pas avec ce thème. Les Tunisiens seront étonnés, les plus fanatiques d'entre eux sur ce point peut-être admiratifs: au Maroc, le non-respect déclaré du jeûne est passible de six mois à deux ans de prison fermes.
Quoiqu'il en soit, pour neutraliser l'activisme de Mohamed Socrate, l'intellectuel autodidacte, la technique était plus subtile, bien que classique. Il a été livré à la justice sous le chef d'accusation de détention de quelques dizaines de grammes de hachisch, dans ce pays où fumer un joint est l'acte le plus trivial qui soit. Jugé et condamné depuis trois mois, il attendra encore dix-sept mois avant de revenir à ses bouquins et ses bars.
N'oubliez pas que ce pays est celui du Roi le mieux campé sur son trône de toutes les royautés arabes, et qu'il est, en plus, nanti du titre, pas du tout usé ici, de Prince des Croyants. Mais alors, serait-il plus sourcilleux en la matière et plus proche des temps premiers de l'islam que le grand Hâroûn al Rachid qui laissait passer et laissait faire les Abou Nawas, la noble cantatrice Alia Ben Al Mahdi, propre soeur du Grand Hâroûn, sans frapper la licence ou l'écart religieux aussi sévèrement ?
En tout les cas, prions (et c'est vraiment le cas de le dire!) afin qu'un jour ce nom prédestiné de Mohamed Socrate fasse éclore une autre perception du religieux ou du spirituel, celle qui pacifie l'espace public de telle manière que chacun (fidèle ou pas) ne regarde en son horizon singulier que son Créateur comme seule instance pour lui demander des comptes. C'était un peu l'esprit de Mohamed, le Prophète cette fois, quand il nous a transmis ce verset répété cinq fois dans le Coran, celui qui assène que : «Nulle charge ne saurait alourdir (le joug) de l'auteur d'une autre» (La tazirou wâziraton wezra okhrâ)
Et c'est bien l'esprit de ce Socrate, le Philosophe cette fois, accusé pourtant de corrompre la jeunesse et qui a préféré mourir plutôt que de faire affront à la seule loi de la Cité.