«Les ennemis intimes de la démocratie» est le récent titre de l'œuvre du grand penseur Tzvetan Todorov. Organisée par le Forum tunisien de l'arabo-francophonie et l'observatoire tunisien de la transition démocratique en partenariat avec le collège international de Tunis et l'Institut français de Tunisie, sa conférence avait pour objet l'analyse de l'ouvrage en question. Tenue à la Cité des Sciences le 12 octobre 2012 et réunissant un large public d'universitaires tunisiens et étrangers, d' étudiants et d' activistes de la société civile, la conférence s'est achevée par un débat sur les enjeux démocratiques en rapport avec la question de la liberté, l'identité et bien d'autres thèmes.
La conférence a été inaugurée par l' éloquente intervention de la professeur universitaire Héla Ouardi et modérée par le professeur universitaire Hamadi Redissi. Elle s'insinue dans le cadre d'un cycle intitulé ''Penser la démocratie'' traitant de questions d'inextricable complexité aussi bien sur la scène politique internationale que celle du social, de l' économique et du culturel. Difficile de situer ses écrits dans un seul champ disciplinaire des sciences humaines car il est à la fois linguiste, philosophe et critique littéraire. C'est en qualité de critique que Héla Ouardi l'a présenté au public présent, tout en définissant le sens de ce terme qui signifie l'éminent analyste apte à déceler et démêler le vrai du faux en vue de remédier aux lacunes pour aller de l'avant. Etymologiquement, critiquer, c'est mettre en crise pour examiner et détecter le dysfonctionnement d'un système. Après avoir passé en revue les contours définitoires de la pensée de Todorov, la professeur lui a cédé la parole.
Avant d'analyser les dérives menaçant la démocratie, Todorov a procédé à la définition de ce mot en précisant qu'il désigne un régime politique dont les points fédérateurs sont, essentiellement, le territoire, la race, la religion et la langue. La notion d'Etat est inséparable de l'établissement de la loi et ses institutions qui garantissent l'égalité de tous les citoyens en termes de droits et de devoirs. Cela mène à parler des démocraties dites libérales où s'affichent au premier plan, la liberté des individus, leur indépendance et également leur bien-être qui ne coïncide pas forcément avec celui de la collectivité. Et d'ajouter, la seule garantie de la liberté individuelle au sein de la société est le pluralisme politique né d'une longue élaboration au fil de l'histoire. Ce sont des démocraties représentatives reposant sur une procédure électorale : le suffrage universel, qui permet à une majorité élue de gouverner sans pour autant happer les droits des minorités par l'adoption d'une politique assimilationniste ou bureaucratique qui pourrait les réduire à des boucs émissaires. Ceci dit, il est important de signaler qu'il ne faut pas confondre état démocratique et paradis terrestre, dit Todorov, car toute démocratie implique l'idée de perfectibilité selon Rousseau. D'où l'inlassable travail d'une dynamique démocratique qui ne cesse d'osciller entre la régénération et les entraves vu qu'elle est un processus en permanente construction pétrie de contraintes, d'heurts, voire de tensions.
Quittant son pays d'origine la Bulgarie en 1963 en raison du régime communiste établi à l'époque, Todorov a pu réaliser grâce au recul qu'il a pris, l'ampleur de la différence des systèmes politiques mis en place en Europe de l'Est dominé par l'U.R.S.S et les pays de l'Europe du Nord, en l'occurrence, la France, son pays d'accueil. Vivre sur deux territoires opposés sur le plan politique, économique et culturel lui a permis de mieux saisir le communisme et la démocratie libérale telle qu'elle est pratiquée dans les pays non-communistes. De ce fait, la fin de la guerre froide, la chute du mur de Berlin c'est-à-dire du bloc communiste détenu par des régimes totalitaires fascistes et nazis , marque la fin d'une ère de despotisme qui annonce ''la sécrétion'' pour reprendre ainsi le terme de Todorov, de nouveaux ennemis de la démocratie, « La démocratie secrète en elle-même des forces qui la menacent », écrit-il. Révolus donc, en grande partie, ce que Todorov appelle les ennemis extérieurs de la démocratie à savoir les anciennes dictatures qui ont ravagé l'Europe, l'Amérique latine, l'Asie et l'Afrique. Alors, en quoi consiste les ennemis intimes (intérieurs) de la démocratie ? A première vue, l'expression'' les ennemis intimes'' se révèle à la fois étrange et contradictoire d'où son originalité analytique qui démontre l'émergence d'une sorte d'érosion intérieure qu'a subie la démocratie. Minée de l'intérieur, la démocratie, selon Todorov, est manifestement « malade de sa démesure ». Les remous qui la rongent et l'ébranlent préfigurent un probable déclin de ses principes à savoir la liberté, l'égalité et la justice. Leur reconnaissance et pratique universelles sont devenues un alibi pour les pays dits démocratiques afin de s'introduire dans les pays dictatoriaux. C'est ce que l'on appelle une démocratisation forcée, explique Todorov. Est-ce légitime et légal de ‘'convertir'' les autres à la démocratie de force ? Autrement dit, au nom de la démocratie, il est licite de commettre des abus et des atrocités, d'imposer un modèle démocratique et de soumettre des peuples à la loi du plus fort. A ce propos, Todorov, cite la phrase de Lacordaire en 1848 « Entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Cette entreprise de démocratisation forcée est de l'ordre du messianisme selon Todorov. C'est en quelque sorte , les croisades à nouveau sous une vêture impérialiste par l'invasion de l'Irak en 2003, le déploiement d'une stratégie sécuritaire visée par les USA et l'intervention militaire en Libye lors de sa récente révolution. Ce messianisme politique basé sur la violence est, entre autres, un des ennemis de la démocratie. Tout comme l'exploitation d'un populisme qui s'attache à l'ici et le maintenant, jouant sur l'émotionnel qui est éphémère et tient à la certitude du général, c'est ce qui différencie, d'ailleurs, le populiste du démocrate, explicite Todorov. Par ailleurs, l'auteur de «Les ennemis intimes de la démocratie », explique que les normes communes des sociétés cèdent la place aujourd'hui aux choix personnels donc à la montée en puissance de l'individualisme lié à l'effondrement des utopies et à l'émergence d'un néolibéralisme voire un ultralibéralisme qui a ouvert la voie à la liberté du circuit économique. En particulier, la délocalisation des multinationales qui échappent à tout contrôle de la part des Etats qui se trouvent impuissants devant les contraintes économiques extérieures. Maintes failles et contradictions usurpatrices laissent voir que la démocratie restera un projet inachevé, auquel aspirent les peuples. Ses principes font l'objet d'un consensus voire d'une unanimité mais ses mécanismes fonctionnels restent problématiques étant donné qu'il n'y a pas de formule démocratique à appliquer sur tous les peuples de la terre sans tenir compte de leurs particularités identitaires, religieuses et culturelles. La démocratie n'obéit à aucun déterminisme, ajoute Todorov. Elle doit remettre, continuellement, en question sa démarche évolutive pour assurer un meilleur vivre ensemble. Représentative ou encore participative, la vraie démocratie l'est quand elle préserve le panorama social de tout type de délitement et maintient le respect de ses principes fondamentaux. L'Eldorado démocratique n'existe pas car tout est relatif quelle que soit la pertinence de l'assise démocratique des pays les plus développés en matière de démocratie. Reste à repenser la relation entre la politique et l'éthique. Encore faut-il rappeler qu'ils sont tout le temps en rapport de clivage et de réconciliation. Quelles en sont les raisons de cette relation tendue, ses soubassements et répercussions sur la société ? Ces interrogations et bien d'autres trouvent leurs réponses dans l'œuvre de Todorov « Les ennemis intimes de la démocratie ».