Les spécialistes du droit constitutionnel et les organisations non gouvernementales actives dans le domaine de la défense des droits de l'Homme s'accordent désormais à dire que le deuxième brouillon de la Constitution tunisienne comporte des avancées notables par rapport à la première version. Ces observateurs avertis qui passent continuellement les diverses moutures de la Constitution au crible du référentiel international des droits humains estiment, toutefois, que le projet du texte fondamental comporte encore des contradictions et des ambiguïtés. C'est, du moins ce qui ressort, d'une lettre adressée hier par Human Rights Watch aux membres de l'Assemblée nationale Constituante (ANC). L'ONG spécialisée dans la défense des droits humains se félicité tout d'abord de « plusieurs améliorations" dans la seconde version » par rapport à la première. Elle salue notamment "l'abandon de la criminalisation de toutes les atteintes au sacré et de toutes les formes de normalisation des relations avec le sionisme et l'Etat sioniste". L'organisation salue également le fait que le nouveau projet utilise des termes qui protègent mieux l'égalité de droits pour les femmes. "L'ANC a en effet abandonné la proposition d'article 28, qui invoquait la notion de rôles complémentaires des genres, risquant d'édulcorer le principe d'égalité entre hommes et femmes. L'article 5 de la nouvelle ébauche prévoit que tous les citoyens et citoyennes ont les mêmes droits et devoirs, et sont égaux devant la loi, sans discrimination d'aucune sorte . Il énonce aussi que «l'Etat garantit la protection des droits des femmes et soutient ceux qu'elles ont acquis », souligne HRW dans sa lettre. Garanties insuffisantes L'ONG estime, cependant, que la seconde ébauche de la Constitution fragilise la protection des droits de plusieurs façons, notamment via l'absence de mention explicite de l'universalité des droits humains. "L'absence de référence claire à la jurisprudence relative aux droits humains reconnue à l'échelle internationale risque donc d'ouvrir la porte à des interprétations divergentes, incompatibles avec les droits humains universellement reconnus", précise-t-elle. Et d'ajouter: " alors que l'article 62 stipule que les conventions internationales promulguées par le président de la République et ratifiées par le Parlement priment sur la loi nationale , l'article 15 semble contredire ce principe puisqu'il énonce que le respect des conventions internationales est obligatoire si elles ne vont pas à l'encontre de cette constitution".HRW note, dans ce cadre, que la formulation ambiguë de l'article 15 pourrait conduire les juges et les législateurs à ignorer les obligations internationales de la Tunisie au motif qu'elles contredisent la Constitution. D'autre part, le chapitre relatif au pouvoir judiciaire ne garantit, selon l'ONG, que faiblement le maintien des juges dans leurs fonctions, ce qui est contraire aux critères internationaux d'indépendance de la justice. Le le texte envisage des exceptions" conformément aux garanties prévues par la loi" au principe de l'inamovibilité du juge, une formulation qui donne une marge de manœuvre excessive au pouvoir législatif. Immunité perpétuelle! Autre faiblesse en matière de garanties de l'indépendance de la justice: l'article 110 énonce que la moitié du conseil supérieur de la magistrature« doit être composée de juges élus et de juges nommés, tandis que l'autre moitié doit être composée d'autres personnes, mais le texte n'indique pas comment les membres seront choisis. Dans sa lettre adressé" aux élus de l'ANC, HRW pointe du doigt, par ailleurs, l'immunité judiciaire dont bénéficie le président après son mandat. "Les lois d'immunité sont courantes pour les dirigeants élus, pendant toute la durée de leur mandat, mais elles devraient être rédigées de façon à exclure l'immunité perpétuelle vis-à-vis des poursuites pour les graves violations des droits humains et les crimes internationaux", indique-t-elle. L'ONG brocarde, sur un autre plan, la protection insuffisante des droits fondamentaux en cas d'état d'urgence ainsi que l' article "discriminatoire" qui exige que le Président de la République soit musulman. « Le projet de constitution, en de nombreuses occasions, proclame des droits humains clés, y compris certains qui étaient absents de la première version », a conclu Human Rights Watch, tout en appelant l'ANC à "travailler à combler les lacunes restantes pour que la constitution s'érige en rempart contre toute interprétation répressive des droits par les juges et les dirigeants du gouvernement". Droits sociaux négligés Du côté des spécialistes du droit constitutionnel, on s'inquiète plutôt de la "formulation vague" de certains droits économiques et sociaux comme le droit à l'emploi et le droit de grève. " Les constituants semblent avoir négligé les droits sociaux qui sont exprimés d'une manière très vague. Tels que mentionnés dans le projet de Constitution, ces droits ne sont conformes ni aux espérances de la classe ouvrière , ni aux normes internationales défendues par les organismes comme l'organisation internationale du travail. dans ce chapitre, nous sommes en retard par rapport au droit international", déclare Sadok Belaïd, professeur de droit constitutionnel. Cet ancien doyen de la Faculté de Droit de Tunis se dit également "préoccupé" par l'ambiguïté qui entoure le caractère civil de l'Etat dans la deuxième mouture du texte fondamental." Le fait que l'Etat devienne musulman comme stipulé dans le premier article veut dire qu'il nous appliquera ce qu'il croit être conforme à la Chariaâ. Les responsables d'Ennahdha sont même allés jusqu'à proposer d'ajouter à l'article premier un autre stipulant que ce dernier est sacré et ne doit pas être, par conséquent, révisé . Dans ce cas là, l'Islam deviendrait la religion de l'Etat et ont pourrait nous dire que la place de la femme est au foyer pour s'occuper de ses enfants et de son mari"', indique M. Belaïd. Autant dire que le consensus autour du texte fondamental est loin d'être acquis...