Elles sont deux femmes. Elles sont membres de l'Assemblée nationale constituante. Elles militent, chacune de son angle de vue, pour l'avenir d'une Tunisie meilleure. Sauf qu'elles appartiennent à deux camps politiques de plus en plus adversaires. Au lendemain du crime politique du martyr Chokri Belaid, un acte qui enflamme la braise d'un tiraillement politique culminant, les dés sont jetés et chaque parti accuse l'autre d'incompétence, d'incitateur à la haine. La rue s'enflamme. En un énième coup de théâtre, le Chef du gouvernement reconnait l'échec du gouvernement élu et annonce l'urgence d'une réconciliation pour constituer un nouveau gouvernement de compétences. On s'affole, on s'enflamme, on se guerroie. Un dernier volte-face : Jebali annonce la défaite de son initiative et menace, samedi dernier, de démissionner. C'est au cœur de ce mélodrame à la vaudeville que le Temps a rencontré ces deux dames : Mme Maya Jribi , Secrétaire général du Parti Républicain et Mme Amel Azouz (élue du parti Ennahdha et membre de Majless Chouraa). Voici leurs lectures respectives de la situation actuelle. Maya Jribi, Secrétaire générale du Parti Républicain «Est-ce qu'elle existe encore la Troïka ?» Le Temps : Pourriez-vous nous parler de l'ambiance actuelle, au sein de l'Assemblée, douze jours après l'assassinat du martyr Chokri Belaid. Un meurtre politique qui a chamboulé tout le paysage sociopolitique ? Sachant que la grande majorité du peuple appelle à la dissolution de l'ANC ? Maya Jribi : Le peuple est profondément déçu de l'Assemblée nationale constituante et du processus politique. De toutes les manières, il faudra se l'avouer, cette manifestation de plus d'un million qui a suivi les obsèques de notre martyr Chokri Belaid a marqué la fin d'une expérience et d'un processus politique en Tunisie entamés le 23 octobre. C'est un appel aux politiques pour qu'ils assument leurs responsabilités et pour qu'ils ouvrent une nouvelle page d'union nationale coupant totalement avec l'hégémonie de n'importe quel parti. Aujourd'hui, il est plus qu'urgent de prôner l'intérêt national et de le mettre avant toute chose. C'est un moment crucial où les risques de dérapages et de violences sont latents . Avec cet assassinat politique, ne pensez-vous pas que nous avons largement dépassé le stade des simples menaces et de la violence ? Justement, la violence est bien là. Elle s'est installée. On est passé au stade du meurtre. Les risques de confrontations populaires sont gros et menacent la paix nationale. Ceci est le résultat, bien évidemment, des affrontements qu'il y a dans la scène politique. Comment l'Opposition contribuera-t-elle à calmer les esprits et à rétablir l'ordre ? Les députés de l'Opposition, qui sont bien plus nombreux au sein de l'ANC ont décidé de suspendre leur présence durant les séances plénières jusqu'à entamer à l'Assemblée le débat sur la composition du gouvernement. Ceci ne peut plus continuer ainsi. Il faudra que cette ANC se penche sur la question de gouvernance et la feuille de route. Entre temps, cette absence durant les séances plénières ne servirait-elle pas de vide pour la Troïka quant à l'adoption de telle ou telle loi dans la nouvelle Constitution ? Est-ce qu'elle existe encore la Troïka ? Si les députés et les partis de la Troïka et si les politiques n'ont pas compris que le 8 février la Tunisie a entamé une nouvelle phase et qu'ils sont appelés à assumer leurs responsabilités, je crois qu'ils n'ont rien compris. On est tous appelés à sentir et à prendre acte sérieusement du caractère crucial de ce moment et d'avancer sans plus tarder le débat sur la question de la gouvernance. Quant à nous, nous sommes en concertation et nous nous réunissons pour étudier ensemble les prochains pas à faire en vue d'un lendemain meilleur pour la Tunisie. Amel Azzouz, députée du mouvement Ennahdha et membre du Majless de la Choura «Tout le monde est responsable de cette crise. Tous les partis doivent se remettre en question, y compris le mouvement Ennahdha.» Le Temps : Quelques temps après le crime politique et l'échec du remnaiement, comment évaluez-vous la situation sociopolitique actuelle en tant qu'élue à l'ANC ? Amel Azouz : Je ne voudrais pas m'arrêter aux dates, avant ou après le 6 février, jour de l'assassinat de Chokri Belaid. Je préfère regarder de manière générale, la situation postrévolutionnaire comme un tout. La Tunisie connait, par excellence, ces moments qu'ont vécus tous les pays ayant été chamboulés par des révolutions. La Tunisie patauge et se cherche encore. Mais en arriver à l'assassinat politique, c'est une paire de manche ! On est entrés dans une nouvelle phase très critique. Celui qui a manigancé et comploté ce crime sait parfaitement l'impact que cet acte aura sur la situation sociopolitique de la Tunisie. Mais je le réitère, je ne veux pas tomber dans l'hyperbole. Tout ceci fait partie d'une suite logique d'une révolution. Nous n'allons pas faire l'exception, même si notre révolution s'est faite de manière très pacifique et est moins sanguinaire. La Tunisie a payé tout de même environ 300 de ses jeunes ! On ne peut parler de révolution « très pacifique»... Oui, effectivement. Il y a eu des martyrs. Mais si on compare cela aux grandes révolutions qu'ont connues certains pays, la Tunisie demeure un exemple original. Ne pensez-vous pas que tous ces soubresauts politiques postrévolutionnaires que subit le peuple tunisien, même s'ils étaient attendus, fragilisent encore le processus transitoire ? Toutes les composantes de la classe et l'élite politique, de la société civile, des médias, des grévistes sont responsables de l'actualité tunisienne. Aujourd'hui, je suis affligée et apeurée pour l'état et le devenir de mon pays où, autant je suis encore optimiste. Je me dis que ce qui nous arrive serait quelque part une leçon pour tout le monde. Si tous les responsables que je viens de citer ne se rendent pas compte que nous sommes tous responsables, on n'aura rien appris du meurtre politique du regretté Chokri Belaid. Comment le bloc parlementaire du parti Ennahdha voit les choses aujourd'hui ? Nous sommes un bloc parlementaire qui est conscient de son rôle au sein de l'Assemblée nationale constituante. On se concerte assez souvent pour étudier la situation générale du pays. On se remet en question et on cherche la meilleure procédure à suivre pour faire sortir la Tunisie de cette crise. Est-ce que l'ANC, étant la plus grande institution politique du pays se rend compte de sa responsabilité quant à la dérive périlleuse que connait la Tunisie à cause de la violence politique ? Selon moi et les élus du bloc parlementaire auquel j'appartiens, l'ANC prend à sa charge une grande partie de cette décadence et de cette violence politique. Certes, nous en sommes à la version presque complète de la Constitution mais il y a un grand manquement. Le manque de sérieux au sein de l'ANC en est pour quelque chose. C'est pourquoi, il est plus qu'urgent de revoir le règlement intérieur ! La présidence de l'ANC en est le responsable. C'est ce qui explique le mécontentement populaire quant aux travaux de cette assemblée et l'appel de plus en plus insistant à sa dissolution? Il faudra vraiment que tous les élus se sentent responsables ! On doit avancer coute que coute ! Ce manque d'engagement de certains est la source de colère du peuple. Tous les médias étrangers sont, d'ailleurs, conscients que c'est à l'ANC d'assumer ses responsabilités face à ce qui se passe. Après l'initiative audacieuse mais avortée du Chef du gouvernement, comment le parti Ennahdha voit la scène politique actuelle ? En tant que bureau et institution politique, Ennahdha a conscience que l'on est dans une phase politique par excellence et que nous avons besoin d'un gouvernement soutenu politiquement et légalement aussi approuvé par la Constituante. Je dis parlementaire parce qu'il faudra dire les choses telles qu'elles sont. Il y a un bloc qui a été élu et choisi par le peuple pour décider de son sort. Il faudra que ce gouvernement soit le résultat du choix des électeurs et c'est le cas du gouvernement actuel ! Et pourtant une grande partie du peuple pointe du doigt le travail du gouvernement, l'accuse d'incompétence et appelle à un gouvernement de technocrates n'appartenant à aucun parti politique. Qui garantit le succès d'un tel gouvernement ? Si l'on regarde les ministres de Ben Ali, il s'agissait bien d'élite politique et intellectuelle. Et pourtant, cela n'a pas empêché l'installation de la dictature. Il y a certainement des gouvernements élitiste de technocrates mais selon moi, un gouvernement doit avoir un support politique et populaire fort. L'actuel gouvernement compte plusieurs technocrates. Même à l'étranger, dans les analyses politiques, on ne cesse de parler de l'importance d'un gouvernement qui a été choisi par La satisfaction de la majorité populaire. Aujourd'hui, est-ce que le parti Ennahdha se remet en question quant à la situation sociopolitique? Bien sûr que c'est le cas. Néanmoins, le parti Ennahdha n'est pas le seul responsable ! Le mouvement ne se dit jamais parfait. On peut se tromper. On était tous des partis idéologistes. Aujourd'hui, on vient de se rendre compte qu'il nous faut un programme réel mais on est tous responsables. On apprend tous de ses erreurs. Tout mon souhait est que la Troïka, l'Opposition et les instances qui se disent indépendantes se rendent compte de leurs lacunes et travaillent réellement pour le bien national.