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«Si les droits fondamentaux sont sapés, l'essence de la démocratie sera tout bonnement anéantie»
Le 3ème brouillon de la Constitution sous la loupe
Publié dans Le Temps le 01 - 06 - 2013

Interview de Khadija Katja Wöhler-Kha​lfallah (auteure, islamologue et politologue)
Entretien conduit par Melek LAKDAR
Avec plusieurs casquettes à son actif, chercheuse, auteure, politologue et islamologue, Mme Khadija Katja Wöhler-Kha​lfallah est une Tuniso-allemande vivant en Allemagne. Parfaitement polyglotte, elle a lu et relu les différents brouillons de la Constitution en arabe et en français. De par sa vaste culture et ses différentes spécialités, elle a décelé certaines lacunes qui pourraient affecter gravement le processus démocratique et l'avenir de la Tunisie moderne.
Après avoir disséqué un par un les articles du tout dernier brouillon de la Constitution, dont bon nombre risquent d'instaurer plutôt une nouvelle dictature au nom du Sacré, elle a écrit une analyse que Le Temps a pu lire. Nous l'avons contactée pour y voir plus clair.
Le Temps : dans quelle mesure le 3ème brouillon de la Constitution est-il le résultat d'une «lutte de pôles totalement opposés l'un à l'autre» ?
Khadija Katja Wöhler-Kha​lfallah : la rédaction de la Constitution tunisienne postrévolutionnaire a été entamée par des forces politiques et idéologiques totalement opposées, de communistes, social-démocrates, centristes, conservatives, libérales et d'extrême droite, pour ne pas dire fondamentaliste. Le brouillon est le symbole de la lutte de pôles totalement opposées l'un à l'autre, de beaucoup de compromis et de la volonté surtout des forces modernes d'aboutir à un vrai contrat social. Dans le texte du 3ème brouillon nous remarquons des articles tout à fait contradictoires les uns des autres. On trouve, d'un côté l'insistance sur un Etat civil, alors que dans le préambule, le texte commence par «au nom de Dieu» et se clôt par la grâce de Dieu. Du coup, le deuxième paragraphe commence par une condition Sur la base des constantes de l'Islam et de ses finalités ... » qui paraît comme une référence cachée à la Chariâa. Ensuite, les droits de l'Homme universels sont restreints par la spécificité de la culture tunisienne. Pis encore, l'article 1 évoque l'Islam comme la religion de la Tunisie ou l'Article 5 qui confie la religion aux soins de l'Etat. Puis, nous constatons, d'un côté, que la femme progressive a réussi dans la majorité des articles à imposer une égalité juridique inconditionnée à l'homme, pour retrouver dans l'article 42 l'empreinte du parti Ennahdha : «L'Etat garantit l'égalité des chances entre la femme et l'homme pour assumer les différentes responsabilités». De même, il en est de l'indépendance de la justice, de la liberté de l'information, du travail syndical ou politique qui sont au départ garantis puis aussitôt relativisés par référence à des lois pas encore adoptées et exposées au changement (une loi n'est valable que jusqu'à son remplacement) qui peuvent du coup renverser ces libertés en des bâillons.
Certaines formulations et sources demeurent, selon vous, «ouvertes au détournement de sens et à l'abus de pouvoir ». Pourriez-vous nous énumérer celles qui ont le plus d'impact négatif sur le devenir de la démocratie en Tunisie ?
Je commence par la moins mentionnée, soit la présumée indépendance de la justice. Dans l'article 100, il est insinué que le Président donne son ordre pour ce qui est du choix des juges après avoir consulté le Conseil supérieur de la magistrature. Mais nulle part, il est, par mesure de précaution, précisé que son choix soit lié au désir indépendant et définitif du Conseil supérieur (on peut bien consulter une personne ou une institution sans pour autant être obligé de suivre le conseil obtenu), et qu'au Président n'advient que la tâche de les introduire symboliquement à leur fonction. Car si, en fin de compte, le président choisirait et introduirait les juges par sa propre personne, il n'est absolument plus sujet d'indépendance de la Justice. Dans le cas de la Cour constitutionnelle, une vraie indépendance ne peut pas être constatée. Au Président, il advient de proposer 8 juges, au Premier Ministre 4, au Président de l'Assemblée 8, et au Conseil supérieur de la magistrature 4. De ces 24 personnes, l'Assemblée Nationale aura à choisir 12 juges. À part les 4 juges choisis par le Conseil supérieur de la magistrature, le reste aura été choisi par les représentants des partis au pouvoir donc possibilité d'être décideurs et influents sur les décisions prononcées dans cette instance et peuvent être prévenus en cas de poursuite en justice pour délit. Pour aboutir à un équilibre minimum, il serait approprié de viser un équilibre entre les juges choisis par des membres de partis au pouvoir et d'institutions indépendantes. L'idéal serait un choix complètement indépendant, soit par les organisations de la société civile où le choix est légitimé par l'intégrité et les mérites de la personnalité et non ses coteries (voir article 112).
De bâtir la démocratie tunisienne sur la base «des constantes de l'Islam et de ses finalités... » peut être appréhendé comme une référence cachée à la chariâa. Reste à rappeler que l'islam ou la chariâa sont toujours exposés à l'interprétation humaine ce qui engendre le danger de détournement de sens pour des fins d'intérêts politiques ou idéologiques, soit-disant salafistes ou wahhabites. Ennahdha, par exemple est un parti néo-salafiste qui est membre dans le regroupement international des Frères musulmans. La chariâ à laquelle ils adhèrent est une charia non réformée âgée de 1400 ans qui cherche à faire revivre entre autres les châtiments archaïques, tels les hududs surmontés par les Musulmans depuis longtemps. Au Pakistan, énormément de femmes accusées de fornication se trouvent en prison. En général, ces femmes ont été violées, et n'ayant qu'une demi -voie selon la Chariâa appliquée, n'arrivent pas à faire prévaloir leurs droits contre leurs violeurs qui est un homme en possession d'une voie entière. En Arabie Saoudite, une personne qui exerce une critique tout a fait légitime, confiscation de terre par un Emir pour intérêt personnel, corruption, pot de vin, détournement de droit, discrimination etc. peut être facilement accusé d'apostasie et condamné à la peine de mort(un autre point qui montre l'importance de l'indépendance de la justice).
Qu'en est-il de certaines libertés, comme la liberté syndicale, politique et celle de l'information, selon vous ?
Le danger de restriction de la liberté d'information, du travail syndical et politique (article 31-34). Dans les trois cas le texte se réfère à des restrictions qui seront précisées dans une loi pas encore adoptée. Si ces droits fondamentaux sont sapés, l'essence de la démocratie sera tout bonnement anéantie. Reste à rappeler que la tâche primaire de la démocratie est d'édifier des mécanismes de contrôle du contrôleur, de réduire l'abus de pouvoir, de restreindre l'arbitraire et de contrecarrer la corruption et le pot de vin, etc. En fin de compte, la démocratie ne peut pas éliminer l'injustice mais fournir les moyens de la mettre à nu (liberté de l'information), de se révolter contre elle (syndicat, opposition politique) et de la poursuivre (indépendance de la justice du pouvoir). Par ailleurs, l'Article 16 convient qu'en certains cas, l'armée obtient le droit d'assister les forces de l'ordre à l'intérieur du pays. Le devoir d'une armée consiste en premier lieu à défendre les frontières nationales contre les attaques hostiles provenant de l'extérieur. Pour éviter qu'on fasse intervenir légalement l'armée à opprimer des citoyens, les limites de cet investissement doivent être bien et sans doute définies (secours lors de catastrophe naturelle : inondations, tempêtes ou tremblements de terre).
Quelles sont les lacunes du préambule de ce troisième brouillon ? Présentent-elles certains dangers pour les Tunisiens ?
La séparation des pouvoirs a été mentionnée une seule fois dans tout le brouillon, ceci est décidément trop peu pour une composante si centrale de la démocratie, pour ne pas dire élément crucial dans le complexe de contrôle et de contre-contrôle. Louables auraient été des mécanismes à séparer encore plus entre exécutif et législatif. Au moins par l'accentuation de la liberté de la conscience de tout député ou alors par la réduction de la prédominance des partis politiques. Ce qui, en fait, me parait être très regrettable, c'est qu'une grande partie de la Constitution se réduit à repousser le pire et que les Tunisiens ont été privés de la chance de révolutionner la démocratie qui, en Europe, a démontré ses limites et s'exclame, pour ainsi dire, à être reformée et nourrie de nouvelles idées. Cela aurait été un défi de trouver des mécanismes à faire prévaloir la qualité sur la quantité, que la prise de décision ne soit plus liée explicitement à des considérations politico-tactiques, afin que de bonnes idées ne soient pas refusées seulement parce que le «faux parti» les a proposées. Reste à ce qu'il serait important de préciser qu'aucune majorité ne puisse légalement abolir la démocratie, seule garante de la liberté de tous.
Dans quel sens l'article 1 ne répond-il pas aux attentes des citoyens tunisiens ?
On ne peut pas vraiment dire que l'article 1 déçoit l'attente de tous les Tunisiens. Ennahdha a eu 37% des voies justement pour préserver cet article. Il serait plus judicieux de dire qu'il déçoit l'attente de ceux qui avaient l'espoir d'établir un véritable Etat civil. Dans ce sens j'ai eu l'impression en lisant la presse que pas mal de Tunisiens auraient aimé voir un article avec une évocation pathétique à une démocratie moderne et un ordre social évolué célébrant les mérites de la révolution des jeunes tunisiens et leur aspiration à la liberté, la dignité, la justice sociale et à une subsistance adéquate, honorant tous ceux qui ont laissé leur vie ou ont subi la torture; comme la fin de toute oppression, de toute discrimination, de quelconque censure, de la moindre torture ou d'indignation, et finalement l'ouverture vers le monde, vers une civilisation universelle. À défaut, le texte s'énonce : « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa religion est l'Islam, sa langue est l'arabe et son régime est la République. » La seule et unique référence sur l'islam est d'autant plus triste que la Tunisie compte des concitoyens juifs dont la tradition en Tunisie remonte à plus de 2000 ans. Si la Tunisie n'arrive pas à tendre la main aux non-musulmans tunisiens et de leur donner le sentiment d'être complètement chez eux, avec tous les droits et devoirs, toute critique contre un Etat hébreu devient pur cynisme. (Un Etat israélien hébreu ou pakistanais musulman n'aurait jamais été nécessaire si les peuples étaient capables d'accepter la différence et de bannir l'exclusion.) D'ailleurs des initiatives de la société civile dont la plus renommée est Doustourna ont fait une proposition pour un premier article qui peut se faire voir, malheureusement l'article1 adopté finalement représente un compromis pour ne pas avoir introduit la chariâa dans la Constitution.
En tant qu'islamologue, quelle est votre analyse de l'article 5 qui se rapporte à la dichotomie Etat/Religion ?
Justement, l'article 5 montre que le danger n'est pas banni pour autant. Il met la religion à la charge de l'Etat. «L'Etat est le garant de la religion. Il garantit la liberté de croyance et le libre exercice du culte, il est le protecteur du sacré, garant de la neutralité des lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane. » La première et l'avant-dernière phrase peuvent être interprétées de sorte que c'est l'Etat qui se charge de garantir l'application et la réalisation de la pratique religieuse. La formulation devrait être moins ambiguë et ne laisser aucun doute sur le fait que l'Etat a juste à prendre en charge la garantie la liberté (pouvoir célébrer ces cérémoniels pour ceux qui le veulent et comme ils le désirent). N'oublions pas que les Musulmans connaissent des cultes différents ! Si on accorde à un Etat le devoir de contrôler le culte ou le contenu de la religion, le parti qui constituera le gouvernement obtiendra tout légalement le droit d'imposer son idéologie toute personnelle au détriment d'un autre culte, par exemple le Salafisme au compte du Maliquisme. Le seul devoir concernant la religion qui puisse être accordé aux institutions de l'Etat est celui de veiller à ce que personne n'abuse de sa liberté pour abolir ou mettre en question celles des autres.
Vous avez relevé une certaine contradiction en ce qui concerne l'article 21. L'ambiguïté sur les droits de l'Homme et l'absence du terme «universel» ne vont pas de pair avec les conventions internationales signées par la Tunisie dans le 3ème brouillon de la constitution. Comment y remédier ?
Dans l'article 21 il est plutôt préfixé que : «Les Traités internationaux approuvés par l'assemblée des représentants du peuple et ensuite ratifiés, ont un rang supra-législatif et infra-constitutionnel. » Tenant compte du fait que dans cette Constitution les droits universels de l'Homme sont limités par les spécificités de la culture tunisienne, la réduction par exemple des revendications des droits de l'Homme serait élevée au niveau constitutionnel. Le remède est bien simple : abolir la restriction des droits universels de l'Homme à une soit-disant culture tunisienne. Une culture n'est pas un monolithe, elle évolue avec le temps et les expériences.
D'autres formulations se rapportant aux droits humains, dont le droit d'accès à l'information, sont gravement lésées. Nous citerons l'article 34 où il est garanti à condition de ne pas compromettre la sécurité nationale ou l'intérêt général ou les données personnelles d'autrui.». Quelle serait votre analyse sur ce point-là ?
Il est très facile de présumer un quelconque danger national pour empêcher, par exemple de rendre publique l'implication d'un politicien dans des affaires illicites. Le droit de l'accès à l'information est un des piliers indispensables à un état de droit, elle est un des organes de contrôle du contrôleur les plus importants. La seule responsabilité qu'on puisse exiger des médias est qu'une personne ne soit pas diffamée, que des allégations soient bien recherchées et prouvées et que le ton soit impartial. Le peuple est la source du pouvoir alors il a le droit d'être informé à grande échelle.
Dans votre analyse, en évoquant l'enseignement, vous parliez d'endoctrinement et de manque de précision dans l'article 35, relatif à l'enseignement. Selon vous, cette opacité peut-elle faire perdurer la qualité médiocre d'un secteur lésé depuis de longues décennies ?
L'Article 35 qui se réfère à l'enseignement est trop vague, si on prend en considération l'importance du sujet. À la suite de deux dictatures vécues et sous un gouvernement à majorité fondamentaliste, tout doute doit être déménagé qu'encore les nouvelles générations soient privées d'une éducation critique, des théories d'état, des sciences sociales et historiques. L'éducation doit cesser d'être un instrument d'endoctrinement. De préciser que la nature de l'éducation à fournir ne manque pas d'importance pour parsemer tout malentendu.
Qu'en est-il de la magistrature ?
L'indépendance de la justice est l'un des points les plus cruciaux pour aboutir à une balance entre les pouvoirs. Il faut imaginer avec quelle facilité un parti ou une personne au pouvoir pourrait se débarrasser d'une personne inconfortable si ce parti ou cette personne serait autorisés à donner des consignes au juge chargé du procès. Ou alors d'innocenté un représentant du peuple pour le seul fait que le juge doit craindre d'être destitué de ses fonctions. Mais cela ne dispense pas pour autant le pouvoir judiciaire de devoir s'exposer à son tour à un quelconque contrôle, tant que ce ne soit pas un contrôle exercé par l'exécutif ou la législatif. Bien sur la presse et la société civile en sont un abacule dans ce complexe de contrôle et de contre contrôle qui doit être appliqué partout où il y a accumulation de pouvoir.
Quels sont donc les points positifs du dernier brouillon de la Constitution ?
Le brouillon est le symbole de la lutte de pôles totalement opposés l'un à l'autre, de beaucoup de compromis et de la volonté de tous d'aboutir à un vrai contrat social. Comparant la situation transitoire de la Tunisie à celle de l'Egypte, de la Libye, du Yémen ou encore de la Syrie, les Tunisiens de toute couleur montrent de grandes réserves à laisser la situation se détériorer. Mais en tenant compte que le premier paragraphe du préambule clôt par l'appel que la Tunisie finira une fois pour toute avec l'injustice, la corruption et la tyrannie il n'est pas possible de tolérer des formulations qui résultent moins d'un compromis que de la combine d'un escamoteur.
En tant qu'islamologue, peut-on parler d'islamophobie naissante en Tunisie avec une majorité islamiste au pouvoir et les menaces terroristes ?
C'est difficile pour moi de juger cela de l'étranger. Fait est que des réformateurs comme Khairaddin at-Tunsi et Ali Abderraziq ont montré que l'islam est capable de se renouveler et d'absorber de nouvelles idées. En fin de compte l'islam se présentera toujours comme un miroir des musulmans qui y adhèrent. Il dépend de l'éducation obtenue, de l'importance de valeurs éthiques transmis, il se mélange souvent à des traditions attribuées à tort à la religion. Il peut se manifester évolué mais pas moins obscurantiste et arriéré. La leçon la plus importante à en tirer est de ne pas permettre à la politique d'instrumentaliser la religion. Bref, sans vouloir s'en prendre à juger la qualité de l'islam pratiqué dans la société tunisienne, l'islam auquel les Tunisiens sont exposés par ENNAHDHA, les salafistes soit-disant modérés et les salafistes militants est un islam fondamentaliste qui a ses sources en dehors de la Tunisie.
Qu'est-ce qu'on entend par islamisme en réalité ? sur le plan étymologique et historique (l'Histoire moderne)
Pour être sincère je favorise la désignation de fondamentalisme car ce phénomène existe aussi bien dans la religion judaïque que chrétienne, où ce terme a été utilisé pour la première fois dans un contexte protestant. Bien entendu, et par nature des choses le fondamentalisme de chaque religion intensifie ses propres spécificités. En commun, ils ont tous de vouloir faire revivre le temps de leur montée qui est dans le cas de l'islam, le temps de Mohammed et des Salaf as-Salihin, d'où aussi la désignation de salafisme. Il leur est en plus en commun de refuser toute interprétation réformée. Pour ces adeptes la religion n'est pas une affaire privée comme elle l'est plus ou moins pour le croyant orthodoxe ou traditionnel. Leur but final est de restaurer contre le plein gré de la société leurs interprétations caduques, soit par engagement politique ou par militance.
Pourtant le Salafisme a vu le jour en Egypte au 19ème siècle par Jamaladdin al-Afghani et Muhammad Abduh, perçus plutôt comme des réformateurs qui cherchaient à reconnaître tous les acquis de l'ère des lumières de l'Europe dans l'exemple du Prophète et des premiers Califes. La tournure a eu lieu quand Rachid Ridha, l'élève de Abduh, a commencé vers 1924 à changer d'orientation et de s'émerveiller du Wahhabisme pratiqué en Arabie-Saoudite. Sa spécificité consistant en adjurant l'unitarisme (tawhid), l'unicité de dieu et du culte, le refus de toute innovation (bida), l'introduction d'une charia non réformé, âgée de 1400 ans, l'instauration d'un califat absolu, et l'excommunication de tout musulman qui n'adhère pas au Wahhabisme (takfir) pour recommander finalement son exécution (bien entendu cette dernière exigence s'est apaisée avec le temps pour être réactivée par les militants).
Le Salafisme quant à lui est devenu de plus en plus wahhabite mais a enfanté en 1928 par l'intermédiaire de Hassan al-Banna la communauté des frères musulmans. Banna était le rédacteur en chef du journal al-Manar que Rachid Ridha publiait. C'est pourquoi on parle, pour désigner l'idéologie des frères musulmans dont ENNAHDHA fait partie, de neo-salafisme. Tenant compte de certaines différences surtout dans la méthode, moins dans l'idéologie ou dans les buts, et un habitus un peu plus moderne, les deux courants sont comme les deux branches d'un seule arbre, le Wahhabisme. On les trouve réunis d'ailleurs dans des institutions comme la Rabitat al-Alam Al-Islami (Muslim World League), une soit-disant NGO manœuvré par l'Arabie Saoudite.
Selon vous, la Tunisie est-elle vraiment menacée par le fléau du wahabisme ? Pourquoi ?
La menace est malheureusement bien réelle. Déjà, du fait que le parti au pouvoir est lié idéologiquement et institutionnellement à des organisations adhérentes au Wahhabisme, son expansion est favorisée. Plus dangereux que le défi de la violence est le défi de l'endoctrinement qui est en cours depuis que le mouvement islamiste aie abouti au pouvoir. Chaque jour de plus qu'elle tien les celles en main elle saura utiliser sa position pour créer des faits accomplis, à inviter des prédicateurs, à mettre la main sur les mosquées, à envahir l'institution éducative. Tant que le système scolaire continue à exclure tant d'élèves, qu'il ne réussisse pas à prémunir les jeunes à tomber à la proie du populisme, tant que les inégalités sociales flagrantes persistent, que la société, la famille et les institutions ne réussissent pas à donner de l'assistance et de l'appui à des jeunes désorientés matériellement ou moralement, l'impacte du salafisme, neosalafisme ou wahhabisme restera un enjeu.
Y a-t-il une différence entre l'islamisme tunisien et celui algérien ?
La différence entre l'Algérie de 1991 et de la Tunisie 2011-2013 est que le Front Islamique du Salut (FIS) qui avait gagné le premier tour des votes en 1991 était une organisation de tête dans laquelle s'était rassemblé salafistes quiétistes et salafistes militants (ceux qui plus tard ont constitué le Groupe Islamique Armé (GIA) impliqué dans d'horribles massacres) et que ENNAHDHA soit un courant associé aux Frères Musulmans plutôt neosalafistes. Reste à rappeler que Rached Ghannouchi et Abassi Madani sont dit être d'intimes amis. La différence n'est de ce point de vue pas vraiment grande, à part que le FIS a été empêché par l'armée à parvenir au pouvoir et qu'Ennahdha y soit parvenu.
Ce qui est plus important à savoir est que les excès de violences en Algérie n'ont pu avoir lieu que parce que l'armée, vrai détenteur du pouvoir en Algérie, se contenait à empêcher les djihadistes à terroriser le peuple. L'état de guerre était son meilleur garant pour persister au pouvoir et surtout de ne pas perdre le soutien inconditionnel de la France. De maints témoignages récoltés confirment le soupçon que le Front de Libération National (FLN) était bien capable soit d'empêcher la violence ou de l'échauffer selon les exigences. Ce même soupçon s'impose aujourd'hui en Tunisie. Si le gouvernement ne cherchait pas à nourrir la peur et à consolider son influence dans le pays, la violence n'aurait pas de chance, du moins pas à ce degré. N'oublions pas que des personnes comme Abu Iadh at-Tunsi, émir de Ansar al-Charia, disciple de Abu Qatada al-Filistini, main droit de Usama Bin Laden, vétéran du Djihad en Afghanistan, emprisonné en 2003 et libéré 2011 sous un des gouvernements de transition, reste un homme libre, malgré les maintes opportunités qui se sont donnés pour le traduire en justice.


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