- «On veut se limiter à une justice dépendante du ministère», dit Raoudha Lâabidi - «On ne veut pas d'un pouvoir judiciaire qui s'autogère», affirme Raoudha Karafi - «Le point faible reste la composition du Conseil», prévient Ahmed Rahmouni Les Tunisiens ont trop enduré des frustrations de la dépendance du pouvoir judiciaire, des décades durant soumis au bon vouloir des gouvernants dominateurs absolus et sans partage. La Révolution vient insuffler au paysage une atmosphère de liberté, il devient plus que légitime d'aspirer à une justice véritablement indépendante et qui représente un pouvoir à part entière. Toutes les libertés sont intimement liées à l'indépendance de la justice. Le projet de Constitution, paraphé dernièrement dans une ambiance qui n'a pas fait l'unanimité, mènera-t-il à une justice conforme aux attentes ? L'Association des Magistrats de Tunisie, le Syndicat des Magistrats et l'Observatoire Tunisien de l'Indépendance de la Justice, sont loin d'être satisfaits de la mouture actuelle. Si les associations représentant les magistrats sont si critiques, que peuvent attendre les citoyens… Ahmed Rahmouni, président de l'Observatoire, précise au Temps que l'indépendance de la magistrature s'exprime à la fois, à travers les principes et au niveau des structures. Au niveau des principes il y a reconnaissance de l'indépendance de la justice du moment qu'on lui a consacré un chapitre intitulé le pouvoir judiciaire. En plus, il y a reconnaissance de l'inamovibilité des juges. Jadis ce principe n'existait pas. Il y a aussi reconnaissance de l'unité de la magistrature. Une seule structure unit les magistrats de la Cour financière, ceux du Tribunal administratif et ceux des juridictions. Toutefois, au niveau des structures consacrant l'indépendance de la magistrature, il faut relativiser les choses. Le problème fondamental concerne la composition du Conseil supérieur de la magistrature. Il ya eu un recul du fait qu'on a occulté de la nommer conseil supérieur du pouvoir judiciaire. La composition du Conseil est en contradiction avec les normes internationales qui exige que la majorité de ses membres soit des magistrats. Dans le projet de Constitution, sa composition est formée de moitié de membres non magistrats. Les autres membres sont des magistrats nommés et d'autres élus. Une grande contradiction entre les principes et le mécanisme les consacrant. Cette composition ne peut assurer l'indépendance de la justice. Parler de magistrats nommés est une exception qu'on retrouve dans la Constitution tunisienne. Les choses se compliquent davantage, avec trois conseils et une assemblée générale. Quant au ministère public, il n'y a pas d'allusion nette et précise qui conforte son indépendance, même si le projet de texte stipule qu'il ne fait pas de distinction entre les juges. Le point faible reste la composition du Conseil ». Raoudha Laâbidi, secrétaire générale du Syndicat des Magistrats de Tunisie (SMT) se montre très critique. « La dernière mouture est un recul par rapport aux différents brouillons qui l'ont précédée. Il est devenu impossible de jeter les bases d'un pouvoir judiciaire indépendant. La composition du Conseil supérieur de la magistrature est très fragile. On s'oriente vers sa politisation, avec une moitié de ses membres des non magistrats dont on ne définit même pas la fonction. Tout d'abord on parle d'un Conseil Supérieur de la Magistrature au lieu d'un Conseil Supérieur du Pouvoir judiciaire. Les normes internationales n'ont pas été consacrées comme référence claire et franches, car elles ne se limitent pas à l'impossibilité de muter le juge sans son consentement. On parle de l'interdiction des interventions illégales dans la justice, cela prouve qu'on admet implicitement la légitimité des interventions et ingérences légales. On veut se limiter à une justice dépendante du ministère. Le SMT a émis des remarques écrites. Elles ont été négligées. Même la justice administrative a été incluse dans le jeu de dépendance. Il n'y a pas pire qu'une justice politisée. L'indépendance de la justice n'est pas l'apanage des magistrats. Elle concerne tout le peuple. Nous avons proposé l'incrimination des interventions dans la justice. On se retrouve avec des interventions légales et d'autres illégales ». Raoudha Laâbidi, prévient que les magistrats ne pourront pas se taire. Une réunion est prévue cette semaine avec les magistrats du Tribunal administratif. Elle pense que la justice va être plus instrumentalisée qu'avant. En plus on n'a pas accordé au Conseil Supérieur de la Magistrature la qualité de personnalité morale. « On lui accorde l'indépendance administrative et financière, sans pour autant lui donner les moyens qui puissent traduire dans les faits cette indépendance ». Raoudha Karafi, vice-présidente de l'Association des Magistrats de Tunisie (AMT) n'y va pas du dos de la cuillère. Elle déclare au Temps : « la dénomination du Conseil a changé. On ne veut pas d'un Conseil Supérieur du Pouvoir judiciaire parce qu'on veut limiter l'intervention du Conseil à la gestion des carrières des magistrats et laisser l'administration de la Justice au ministère. On ne veut pas d'un pouvoir judiciaire qui s'autogère. C'est un pas en arrière. En plus le ministère public reste soumis au pouvoir exécutif. C'est une conception qui n'est pas loin de celle de 1959. Quant à la composition du Conseil, elle est déséquilibrée, alors que les normes internationales exigent une majorité substantielle en faveur des magistrats élus. La vision qui est derrière cette composition n'est pas celle d'un pouvoir judiciaire autogéré ».