Universitaire, économiste, syndicaliste, actif dans les sphères des défenseurs des Droits économiques et sociaux, Abdeljelil Bédoui porte un avis et une critique aussi sévères qu'édifiants à la fois sur l'élite au pouvoir que sur l'opposition. Il confie au Temps, son approche de la situation générale dans le pays, la réaction de l'opposition et les mouvements de jeunes… Le Temps : quelle est votre analyse de la situation politique dans le pays ? Abdejlil Bédoui : sur le plan politique, les choses n'avancent pas comme elles devront l'être. On pensait que les évènements en Egypte serviraient à secouer l'apathie pour accélérer les changements de comportement de ceux qui sont au pouvoir en optant pour le consensus. Apparemment Ennahdha est franchement dominée par les salafistes extrémistes. C'est une source d'inquiétudes de tous les citoyens et observateurs. L'obstination d'Ennahdha s'observe aussi à travers son refus de dissoudre les Ligues de protection de la Révolution (LPR), sources de tensions. Le changement intervenu au niveau du Mufti de la République est inquiétant. Le Mufti démis représente le courant modéré de l'Islam en Tunisie. Ennahdha prend des décisions contraires aux exigences actuelles, comme le fait d'abroger la fonction de Chef d'Etat Major des armées alors que la situation sécuritaire nécessite une grande centralisation. La situation sécuritaire reste explosive et alarmante. Elle nécessite plus de coordination. On trouve le moyen de faire le contraire. Et au niveau des nominations dans l'administration ? Sur le plan de l'affectation dans les postes de fonctions, pour domestiquer l'administration on se résout à désigner des responsables sur la base de leur appartenance politique. Le rendement et les performances de l'administration tunisienne s'en ressentent. Ce sont des signes qui ne poussent pas à l'optimisme. Je suis inquiet sur le plan politique. Que pensez-vous de la réaction du président de la République aux évènements en Egypte ? C'est un comportement farfelu. Peut-être qu'on peut se consoler qu'il n'est pas allé jusqu'à rompre les relations diplomatiques, comme il l'avait fait, précédemment avec la Syrie. Sur le plan social et économique, comment se présente la situation ? Sur le plan social, les tensions s'exacerbent. La plupart des entreprises assistent à une chute de leurs commandes et se trouvent amenés à réduire leur effectif. Sur le plan économique, en pleine saison touristique, on se hasarde à fermer les restaurants et cafés tout en affichant des objectifs folkloriques de sept millions de touristes. On dit qu'on a limité la fermeture de café aux zones touristiques. Quelle est la frontière entre zone touristiques où loge le touriste et celle où il se déplace. Tout cela est inquiétant. La réaction de l'opposition est-elle à la mesure des défis à relever ? Notre classe politique est encore immature et en de- ça des défis. Elle est habitée dans sa quasi-totalité d'intérêts et d'objectifs personnels et égoïstes. Elle n'a pas de programme alternatif. Je suis autant déçu par la classe politique au pouvoir que celle qui est dehors. On est toujours dans la même logique de compétition de postes au lieu d'être en compétition pour des projets à proposer au peuple sur le plan économique et social. Espérons que les choses changent. Que vous inspire ce qui se passe à Al-Joumhouri ? Ce qui se passe à Al-Joumhouri et ailleurs est désolant. La crainte de voir le peuple tunisien se désintéresser de la politique et de la chose publique se pose avec acuité, ce qui est de nature à laisser le chemin libre pour Ennahdha. Tandis que celle-ci accumule les erreurs alors qu'en face, il n'y a pas de forces capables de capitaliser et de fructifier le mécontentement. On va ou bien favoriser la dépolitisation ou bien encourager des moyens d'expression qui peuvent aggraver la situation à court terme. Les mouvements « Tammarrod » et « Khnagtouni », initié par des jeunes, ne sont-ils pas l'expression de l'échec des partis politiques ? Ces mouvements prouvent que les jeunes s'intéressent à la chose publique. Ils sont les premiers concernés par l'avenir du pays. Ils montrent la faillite des forces politiques traditionnelles. C'est à la fois, un signe de bonne santé et d'incapacité. Je suis très réconforté par ces mouvements de jeunes. Ça rassure sur l'avenir de la Tunisie. L'Assemblée Nationale Constituante compte débattre à partir du 23 courant, article par article la loi d'immunisation de la Révolution. Est-ce le moment de le faire ? C'est une connerie monumentale, en pleine transition démocratique. Il faut beaucoup de transparence et peu d'exclusion. Il faut activer plutôt le passage de la loi de la Justice transitionnelle. C'est dans ce cadre qu'on peut mettre sur la table les abus. L'exclusion doit se faire par la justice. Je ne pense pas que cette loi va favoriser le consensus. On parle de consensus et on opte pour une démarche contraire. Ennahdha est dominée par une tendance extrémiste qui pousse à l'exacerbation des tensions. Nous sommes loin d'une orientation qui cherche le consensus et la résolution des problèmes. Propos recueillis par Hassine BOUAZRA