La révolution tunisienne est finalement avare en vrais changements politiques. En revanche, elle a généreusement délié les langues. Cette libération de la parole n'a pas que des bons côtés, car elle s'est traduite entre autres par un usage souvent incontrôlé de la violence verbale notamment entre les concurrents politiques. Les écarts de langage sont devenus légion, et malheur à celui qui ne se perfectionne pas dans ce domaine ou n'actualise pas son lexique ordurier. Les temps ont changé où les dirigeants et les opposants se contentaient d'une dizaine d'expressions dénigreuses ressassées à toutes les occasions. Sous le régime de Bourguiba, le « Combattant Suprême » et ses ministres géraient à peu de mots près le même glossaire rabaissant à l'encontre des opposants : avec des invectives du genre « cherdhma » (groupuscule), «fi'a dhalla » (brebis galeuses), suppôts du communisme, ennemis de la Patrie, ou traîtres à la Nation. Du côté de l'Opposition (notamment dans les cercles estudiantins ou syndicaux), on traitait la classe au pouvoir de « bourgeoisie compradore », d'agent de l'impérialisme et du capitalisme, de relent colonialiste, de junte fasciste, d'Etat policier. L'avènement de Ben Ali ne modifia pas grand-chose dans le dictionnaire politique injurieux et n'y ajouta que des allusions- osées surtout par des militants clandestins- à la mafia et aux mœurs douteuses de la famille et de la belle-famille régnantes. Une première cible Après le 14 janvier, du glossaire injurieux on passa progressivement à l'encyclopédie de l'invective. Au début, les différentes diatribes visaient Ben Ali et son régime : il fallait impérieusement les évoquer avec les termes de « déchu » (makhlou') et « révolu » (ba'ïd). Sinon, recourir aux incontournables « caciques » et « résidus » (azlem). Puis, lorsque les formations politiques entrèrent en concurrence, on entendit toutes sortes de vocabulaires offensants. Si bien que même des termes, en principe neutres ou laudatifs, comme « laïque », « moderniste », « élite » ou « francophone » se transformèrent en insultes. On exhuma d'on ne sait quel cimetière lexical le mot « houthela » (débris, restes) pour en désigner de prétendus « ennemis de l'identité arabo musulmane de la Tunisie ». On inventa aussi « thawrajiyya » pour diffamer les pseudo révolutionnaires. On cracha le feu sur les « orphelins de la France » et l'on continua à calomnier très vulgairement les « azlem » et les « mounachidine » (signataires de la pétition pour la réélection de Ben Ali en 2014). Vitesse supérieure Après l'arrivée d'Ennahdha au pouvoir et la naissance de la Troïka, la violence verbale entre concurrents politiques monta d'un cran ! Côté nouveautés, il y eut ce fameux sobriquet inventé spécialement contre les perdants du scrutin d'octobre 2011 : « la bande des 0 virgule » ! Lotfi Zitoun y alla de son néologisme railleur en qualifiant de « stambali » les partis vaincus. Pour les journalistes qui critiquent Ennahdha et son gouvernement, on créa « I'lem el aâr » (médias de la honte) et « I'lem el majeri » (presse des égouts). Il va sans dire que pour les islamistes, les mots « laïque » et « moderniste » valent encore des injures, surtout quand on les affuble de qualificatifs inquisiteurs de la famille des « mécréants », « impies », ou « ennemis de Dieu et de son prophète ». L'Opposition n'est pas en reste : à son tour, elle enrichit et mit à jour son répertoire injurieux et abusa par exemple des « jordhene » (gros rats) en évoquant les responsables et partisans nahdhaouis et salafistes. Feu Chokri Belaïd immortalisa l'expression « cheikh el kadhabine » (le maître des imposteurs) à propos d'un constituant islamiste connu. Les menées outrageuses n'épargnèrent pas non plus le Président Moncef Marzouki, ni Rached Ghannouchi, ni Meherzia Laâbidi, ni Mustapha Ben Jâafar, ni bien sûr Béji Caïed Essebsi et son Nida. L'UGTT eut elle aussi à pâtir des invectives les plus offensantes. L'héritage de trop Bref, ce fut et c'est encore une joute de grossièreté et d'animosité verbale à laquelle prennent part chaque jour les rivaux connus et les concurrents encore inconnus. Le siège de l'Assemblée Nationale Constituante est le plus « légitime » des terrains où se tient le drôle de tournoi. Mais les plateaux de télévision, les colonnes des journaux, les « murs » des villes et ceux de Facebook offrent leurs services bénévoles ou bien grassement payés, pour libérer quotidiennement des flux torrentiels de violence langagière partisane. Après cela, nos politiques osent nous faire la morale et nous appeler à la retenue. Décidément, la période de transition aura été celle qui consacra les Muses les plus médiocres et les plus dévergondées. Aux générations futures, elle aura légué des anthologies de petitesse et de laideur dont elles mettront longtemps à désencrasser leur Histoire !