Qui l'eût cru il y a deux ans, c'est-à-dire lorsque le mot le plus ressassé dans les manifestations de rue était « Dégage ! ». Aujourd'hui, plus personne ou presque ne le scande nulle part. Les seuls vestiges de cet impératif révolutionnaire se retrouvent sur quelques murs tunisiens qui témoignent encore de son âge d'or. Pour dire les choses plus crûment, la nouvelle donne politique actuelle a fini par dire « Dégage » à « Dégage » ! Il est clair maintenant que le vocabulaire « révolutionnaire » s'actualise et s'enrichit comme le contenu d'un dictionnaire. Certains termes ou expressions tombent en désuétude, d'autres en revanche ont du succès et sont mis à la mode. Des slogans nouveaux font leur apparition et une guerre des formules contestataires éclate entre les mouvements politiques opposés. Les partis les plus forts imposent alors leur glossaire en même temps que leur idéologie. C'est paraît-il ce qui s'est passé depuis l'avènement des islamistes en Tunisie et dans d'autres pays du « Printemps arabe » ! Allah Amour, Allah Pardon ! Aujourd'hui par exemple, et en raison de la montée du salafisme, nous sommes de plus en plus familiarisés avec l'appel au « Takbiiiir ». Cette formule d'exhortation fait même le tour du monde à la faveur de l'engagement des jihadistes dans la guerre contre le régime de Bachar El Assad. Du temps de la guerre en Afghanistan ou en Irak, l'expression n'avait pas encore la cote dans les camps des combattants islamistes. En Syrie, par contre, le mot fait fureur et il évoque plus que l'euphorie ou la ferveur du fidèle parti en guerre contre les mécréants. En effet, certaines vidéos diffusées sur les réseaux sociaux et sur certaines chaînes de télévision arabes et occidentales, montrent ces soi-disant rebelles appeler au « takbir » tout en brandissant la tête fraîchement tranchée d'un soldat de l'armée régulière, ou en mordant dans le cœur ensanglanté d'un partisan de Bachar. « Takbiiiir » serait-il devenu synonyme d'horreur, de carnage, de haine et de rage ! Tout le monde sait pourtant que le « takbir » est d'abord la reconnaissance à Dieu qu'il est Grand, plus Grand que ses créatures. Or, Allah le Grand est Amour, Clémence, Miséricorde et Pardon ! C'est ce qu'on apprend à nos enfants dès leur bas âge, et c'est ce que les imams et leurs ouailles ne cessent de répéter dans les mosquées et à la Mecque ! Dieu donc n'est ni horreur, ni carnage, ni haine, ni rage ! Certains de nos extrémistes musulmans semblent ne le reconnaître, ce Dieu le Grand, que sous les traits d'un gourou sanguinaire, assoiffé de vengeance et qui sème la Terreur parmi ses créatures. Et alors, ils s'auto déclarent « bras armés du Seigneur », coupeurs de têtes, châtreurs d'infidèles, rédempteurs d'impies et distributeurs de billets pour le Paradis ! Nouvel ordre lexical Dimanche dernier, « Takbiiiir » était sur toutes les lèvres des manifestants salafistes au cours de leur confrontation avec les forces de l'ordre. A chaque pierre jetée, à chaque Molotov lancé, ils criaient à l'unisson un fort et long « Takbiiiir » ! Un policier est blessé, un char est atteint, une voiture est endommagée, et les « Ansar » de réitérer leur « Eurêka » sur le même ton conquérant et victorieux ! Même lorsqu'un drapeau national est brûlé ou déchiré, le groupe exprime la même euphorie. Les voyous qui les avaient ralliés se joignirent aussi à ce chœur improvisé. Leur quartier ne s'appelle-t-il pas Ettadhamen, littéralement Solidarité ! En fait, et pour en revenir au « nouvel ordre lexical » instauré depuis peu en Tunisie, celui-ci nous semble reproduire à sa manière le putsch réussi par les Islamistes aux dépens de l'élite tunisienne formée à l'occidentale : « Dégage » fut le mot d'ordre d'une intelligentsia francophone, qui n'a pas trouvé mieux que de recourir à la langue de Molière pour appeler au renversement de Ben Ali. Il s'agissait de militants cultivés imprégnés des idéaux de la Révolution française, ceux-là mêmes qui ont inspiré le texte de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. La formule « Dégage » ne traduit finalement aucune allégeance culturelle ou politique à l'ancien colon français, mais connote plutôt l'attachement à de nobles valeurs humaines défendues entre autres par les Révolutionnaires de 1789. En Egypte, en Libye et au Yémen, on privilégia le synonyme arabe « Erhal », légèrement concurrencé par la formule anglaise « Game Over ». L'expression « takbir » n'a rien à voir avec ces injonctions polyglottes ! « Moutou bi ghaïdhikom » non plus ! Toujours est-il que les deux formules se sont très vite imposées à notre société et à notre langage, tout comme ces mots qu'on croyait bannis de nos dictionnaires tels jihad, nikah, niqab, hijab, dou'at, takfir et tant d'autres ! Perçus par la Gauche tunisienne comme des intrus et comme des usurpateurs de la Révolution, les islamistes voient leur glossaire propre décrié de la même façon. Mais ils ont le pouvoir politique aujourd'hui, et donc ils peuvent parallèlement exercer leur pouvoir lexical. Jusqu'à quand ? Posez la question à leurs adversaires ! Pas de « takbir » pour Khamis Lundi soir, Khamis Mejri fut l'un des invités de Moez Ben Gharbia dans le « 9 heures du soir » : la prestation du cheikh salafiste fut des plus piètres. Lui qui craignait pour les trois millions de Tunisiens qui suivaient l'émission la perte de leur temps précieux, contribua largement à leur gâcher la soirée. Nous doutons même qu'il ait honoré ses propres « Ansar » avec ses incessantes jérémiades ridicules, avec ses arguments creux et avec l'agressivité gratuite de ses propos ! En tout cas, nous voyons mal ses partisans psalmodier les « takbir » après chacune de ses interventions. Khamis n'avait visiblement rien préparé de solide pour défendre ses positions : mis à part les pleurnicheries et les invectives injustifiées prodiguées à l'adresse de tous les présents, sa baudruche ne contenait absolument rien de consistant. Le cheikh s'est en plus contredit plus d'une fois et, apparemment, l' « IPad » qu'il tripotait sans cesse ne lui fut d'aucun secours ni dans sa pitoyable plaidoirie en faveur du salafisme ni dans son lamentable réquisitoire contre les Démocrates et les Laïques. Khamis a raté le coche même dans ses jeux de mots faciles du genre « Kedhbocratie » ! Il n'a finalement brillé que par l'éclat de sa longue barbe grisonnante et par le moiré de sa jebba bleuâtre lesquels malheureusement ne l'aidèrent pas à sortir de l'ornière où il s'était lui-même engouffré. Petite prestation donc, très petite même ! Or, on ne peut scander les « Takbir » qu'en l'honneur des Grands !