Jamais la société civile et les forces de l'ordre n'ont été aussi soudées, le terrorisme vient de leur rendre un service sans le savoir et sans le vouloir en leur donnant l'opportunité de faire front uni contre lui. Ce sang des braves enfants de la patrie qui a coulé a permis de renforcer la revendication populaire et syndicale relative à l'instauration d'une sûreté républicaine. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, ce contexte explosif souffle un air frais sur les esprits et constitue un prélude à une réconciliation entre le peuple et les forces de l'ordre qui, enfin, prennent conscience qu'ils étaient un simple outil d'exécution et un moyen de répression entre les mains de l'ancien régime. Cependant, une telle réconciliation supposerait-elle l'acquittement et la réhabilitation des meurtriers des martyrs de la Révolution et des oppresseurs des rescapés ? Un crime ne justifie pas un autre Il y a trois jours, M Chokri Hamada, le porte-parole du Syndicat des forces de sûreté intérieure (SFSI), a adressé, à partir du plateau d'une chaîne de télévision, une demande à l'attention des familles des martyrs les sollicitant de pardonner aux agents leurs crimes. Selon Me Leila Haddad, leur avocate, les syndicats des forces de l'ordre se substituent à l'instance de la justice transitionnelle qui n'a pas encore vu le jour et où la réconciliation ne serait possible qu'après la découverte de la vérité et les jugements. L'avocate récuse les allégations du syndicaliste concernant l'irresponsabilité des agents de l'ordre pendant les événements de la Révolution en soutenant qu'ils ne jouissent d'aucune circonstance atténuante, étant donné qu'ils ont violé la loi n 4-1969, qui prévoit l'usage progressif de la force allant jusqu'aux balles réelles dans les situations difficiles lors des rassemblements et des manifestations, et ont tiré au niveau de la tête et de la poitrine. Elle ajoute qu'il faut faire la part des choses et éviter de faire l'amalgame entre les crimes perpétrés contre des citoyens désarmés et qui manifestaient pacifiquement et le mouvement de réforme de la sûreté nationale, ce sont deux processus différents qui ne se recoupent pas. Autrement dit, celui-ci ne devrait en aucun cas servir de mobile pour amnistier des gens dont la culpabilité est établie d'autant plus que les peines des victimes de la révolution, familles des martyrs et blessés, continuent en s'aiguisant et que le périple de leurs souffrances s'allonge davantage à cause des dates qui sont indéfiniment reportées acheminant, ainsi, leur dossier vers l'inconnu. Suivant la même logique, Me Haddad considère que la condamnation à plusieurs années de prison de jeunes, dont les familles ont observé un sit-in à Jendouba, pour avoir incendié des postes de police, est en réalité un procès fait à la révolution, vu que ces derniers représentaient le symbole de la répression du régime de Ben Ali et que ces jeunes incriminés ont agi conséquemment à cette donnée fondamentale et dans un cadre purement révolutionnaire. Les condamner pour ces actes serait, donc, condamner tout le processus du 17 décembre/14 janvier et prendre le parti du régime déchu et le réhabiliter. Effacement de preuves S'il n'y a pas de nouveaux accusés et que 80% des assassins des martyrs sont encore inidentifiés, c'est parce que la vérité était noyée depuis le départ, au lendemain de la fuite de Ben Ali. Plusieurs parties ont participé à cette occultation telles que le ministère public et le gouvernement de Mohamed Ghannouchi qui était en fait celui du président déchu, le souci majeur de ceux-là était de faire disparaître au plus vite tous les indices du crime. Malheureusement, ils ont jusqu'ici réussi leurs manœuvres dans une large proportion. « D'ailleurs, la cour d'appel du tribunal militaire a, à trois reprises, demandé le plan de répartition des unités d'intervention ainsi que les armes qui étaient en leur possession, mais à chaque fois les responsables de ce secteur prétendaient qu'ils ne disposaient d'aucun renseignement à ce sujet, que les documents s'y rapportant ont été détruits à cause du désordre qui régnait, et que, par conséquent, il n'y avait ni ordres de missions, ni plan de répartition, nous affirme Me Leila Haddad. Il est clair que l'ancienne méthode est, toujours, en vigueur, pire, ajoute-telle, elle s'est renforcée par l'intervention des nouveaux acteurs, à savoir les syndicats des forces de l'ordre dont le souci majeur c'est de sauver leurs collègues. J'ai, personnellement, rapporté au juge comment, lors de l'une des enquêtes de terrain effectuées par les délégations militaires auprès des unités d'intervention, c'étaient les syndicalistes qui ont répondu à toutes leurs questions se substituant, ainsi, aux responsables. Ils essayent de tirer d'affaire même ceux qui sont en garde à vue et ceux qui sont déjà jugés en présentant des documents pour faire croire que ce n'étaient pas eux qui ont tiré les coups de feu et tué les martyrs. On peut comprendre que défendre leurs collègues relève de leur tâche, mais il faut savoir que ce qui s'est produit touchait l'ensemble du peuple tunisien et que la recherche de la vérité, de notre part, s'explique par notre volonté de conserver la mémoire nationale, la condition sine qua non de la justice transitionnelle », souligne l'avocate des familles des martyrs et des blessés de la Révolution. Cette attitude ne va certainement pas satisfaire les familles des martyrs et les blessés auxquels on distribue des miettes à titre d'indemnités pour les faire taire. Et si les grands dossiers de Tala, Kasserine et Tunis connaît un tel sort, que dire alors de ceux des victimes isolées ? 90% d'entre eux ont été conservés par l'instruction militaire en raison de la non identification des contrevenants, et les dossiers sont transférés à la justice administrative pour recommencer le marathon des procès des blessés dont certains sont amputés de jambes ou bien gardent encore des balles enfouies dans le corps, les fruits qu'ils ont récoltés d'une Révolution qui a émerveillé le monde et enrichi certains. Au niveau de l'appel, le tribunal chargé de l'affaire essaie de raccommoder le dossier autant qu'il peut pour absorber la colère des familles des victimes et ce en acceptant quelque demandes formulées par les avocats et refusées par le tribunal de première instance militaire parmi lesquelles les registres des munitions et le positionnement des unités de l'ordre sur le terrain pendant les opérations de meurtre. La question qui s'impose : pourquoi les avoir refusées à une étape où il était possible de découvrir quelques vérités et les avoir autorisées après un an et demi ?!!! Le temps est capable de faire disparaître toutes les preuves du crime… c'était le but poursuivi de toute cette mise en scène, d'après Me Haddad. Faire avaler la pilule En ce qui concerne les indemnités versées aux familles des martyrs et aux blessés de la Révolution et la prise en charge de ceux-ci, particulièrement, pour les soins médicaux, on entend deux versions qui sont, totalement, contradictoires, l'une émanant du gouvernement qui prétend qu'il assume, pleinement, son devoir envers eux, l'autre avancée par les concernés eux-mêmes qui affirment qu'ils n'ont rien perçu et qu'ils sont, complètement, délaissés. Cependant, les faits attestent la seconde : les familles de martyrs et les blessés de la révolution sont négligés voire humiliés, selon les témoignages du porte-parole de l'association de ces derniers qui affirme qu'ils subissent un mauvais traitement qui est délibéré dans les hôpitaux où on s'occupe d'eux après tous les autres patients, ce qui est une manière de les décourager et de se débarrasser d'eux. Il ajoute que Amina Zoghlami,la présidente de la commission chargée de leur dossier au sein de l'ANC, se sert de celui-ci sans leur présenter quoi que ce soit, bien au contraire, elle leur nuit par son action. Donc, les cartes de soins qu'on leur a prodigués n'ont aucune importance, et les statistiques montrent que leurs blessures sont infectées davantage justement à cause de cette négligence de la part du ministère de la santé. En témoigne le fait que tous ceux qui ont quitté le territoire national et qui sont au nombre de seize, parmi plus de deux cent cinquante cas dangereux, ont été pris en charge par quelques hommes d'affaires et quelques associations, conformément aux témoignages de Me Leila Haddad. Et même certains de ces privilégiés qui sont partis en France où on leur a posé des prothèses sont revenus, pas plus tard qu' avant hier, à l'hôpital Med Kassab, à l'image de Moslem qui a écrit sur mon mur de facebook qu'il aurait aimé être martyr plutôt que blessé à cause de cette nonchalance et ce mauvais traitement qui étaient à l'origine de l'amputation de sa jambe. Donc, contrairement à ce que prétend le gouvernement, les blessés ne bénéficient d'aucun privilège, bien au contraire, ils sont sous-estimés, humiliés et appauvris. En effet, seulement quelques uns parmi eux ont intégré la fonction publique en qualité de concierges, gardiens et nettoyeurs, et pour ce qui est de ceux qui ont un niveau universitaire, on a retiré leurs dossiers pour n'en garder que le diplôme du baccalauréat pour les déclasser en grades et leur octroyer des postes de travail d'un degré moindre et il y en a un qui a bac+6 et auquel on en a retranché deux ans, toujours selon les affirmations de l'avocate. Le décret relatif à l'emploi n'a concerné, en fait, que ceux de l'amnistie de droit public, c'est-à-dire les islamistes, sachant qu'ils sont, systématiquement, titularisés dans les cabinets et des postes de prestige, alors que ceux des familles des martyrs et les blessés de la révolution ne jouissent que de contrats de six mois à l'expiration desquels ils se retrouvent, à nouveau, en chômage. Pire, on leur demande de présenter le bulletin numéro 3, et si au bout de cette période ils ne le font pas, ils sont écartés de la fonction tout en les recensant parmi ceux qui y ont été intégrés. C'est, vraiment, une pure aberration que d'exiger de ceux qui ont dit non à Ben Ali et qui ont exposé leurs corps aux balles et aux gaz lacrymogènes de s'adresser à ce même ministère qui a réprimé la révolution dans le sang et qui représentait l'appareil répressif du régime déchu pour lui demander une attestation de bonne conduite !!! « On leur a demandé de refuser ces pseudos offres et d'observer des sit-in devant le ministère de l'emploi pour revendiquer leurs droits, témoigne l'avocate. L'annexion du dossier des amnistiés à celui des blessés de la Révolution ne vise pas seulement à noyer ce dernier, suivant la députée Nadia Chaâbane, mais aussi et surtout à faire avaler la pilule par les Tunisiens concernant l'indemnisation des amnistiés d'autant plus que plusieurs militants de la gauche tunisienne qui ont connu la prison, la torture et autres ont dit qu'ils ne demanderaient rien. Donc, il fallait bien faire passer la pilule par d'autres moyens. Donc, on partage les souffrances et les soucis de nos braves et dévouées forces de l'ordre, les défenseurs de la patrie, et on salue leur bravoure et leur détermination à aller de l'avant en vue de rompre, définitivement, avec le système des instructions et des obédiences et mettre en place une sûreté appliquant la loi et qui soit au service de la patrie et du peuple. Toutefois, ce but suprême ne devrait pas occulter certaines vérités et innocenter des gens coupables, car ce serait faire injustice aux martyrs et blessés de la Révolution grâce à qui une telle entreprise est devenue possible, et on ne pense pas que les forces de l'ordre soient ingrates à leur égard à l'image de ceux qui ont accédé au pouvoir et qui leur doivent toute l'autorité dont ils disposent et tous les privilèges dont ils jouissent. Alors, vivement la sûreté républicaine ! Mais aussi et surtout, vivement la justice transitionnelle !