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Le religieux à l'épreuve du politique
Publié dans Le Temps le 13 - 09 - 2014

‘‘La Révolution tunisienne n'est pas une révolution religieuse, mais elle n'est pas non plus antireligieuse, se distinguant en cela de la Révolution française''
Deux événements majeurs déterminent, au début du XXIème siècle, la nature de la relation entre l'Occident et l'Islam : le 11 septembre 2001 pour le pire, le 14 janvier 2011, jour de la Révolution tunisienne, peut-être pour le meilleur. Ces deux coups de tonnerre proviennent du monde musulman, mais ils révèlent un visage exactement opposé des Musulmans.
Pour comprendre ce tournant, j'aimerais introduire en quelques lignes la Révolution tunisienne. C'est un conte moderne, jalonné de prodiges et de frayeurs. Tantôt on ouvre les yeux comme dans un rêve, tantôt on les ferme comme dans un cauchemar. Notre cœur est soumis à d'incroyables secousses. Mais le plus dur est d'ajuster notre esprit à cette série de soubresauts qu'aucune science politique ne contient. Aucune théorie n'explique par exemple comment la société tunisienne a su résister à ce qui fait le lot ordinaire et tragique des révolutions : les massacres aveugles, les vengeances fratricides, les tribunaux sanglants qui marquent l'effondrement d'un régime. En quelques jours, toutes les structures autoritaires de l'Etat-Parti se sont effritées, nous nous retrouvons sans autorité, sans police, sans armée, sans constitution, sans chef, sans représentant, sans idéologie, et pourtant, la guerre de tous contre tous n'a pas eu lieu.
Qu'est-ce qui a retenu les passions des Tunisiens au bord de l'abime ? Les politiciens et les partis ont fait vaciller le pays sous leurs coups, mais la population est restée sourde à leurs surenchères, elle s'est gardée de leurs excès avec une persévérance têtue, une obstination de paix, elle s'est gouvernée elle-même comme si de rien n'était, et elle a imposé aux convulsions révolutionnaires la puissance de son organisme civilisé. Pour le comprendre, il faut s'écarter de tout esprit de système, de toute théorie préconçue, et appliquer des mots simples à une réalité imprévisible, où notre intelligence n'est pas toujours au niveau de notre étonnement.
An I de la Révolution tunisienne. Souvenons-nous. Les premières images de la Révolution tunisienne qui ont inondé les médias ont montré des femmes cheveux au vent, hissées sur des épaules d'hommes sans turban, statues de la liberté enveloppées du drapeau national. Aucun doute, la Révolution tunisienne n'est pas une révolution religieuse ; cependant ses acteurs sont tous musulmans. Aucun chef spirituel ou religieux n'a guidé les soulèvements qui ont conduit au 14 janvier 2011, aucun slogan n'était tiré du Coran, tous relevaient de la liberté. C'est un coup de théâtre. Dans une petite société qui n'avait jamais brisé l'emprise de la tyrannie, cette libération a précipité les Tunisiens dans la condition de l'homme moderne, celle où les droits naturels priment sur toute autre croyance culturelle, ethnique, religieuse. Mieux que cela, une nouvelle valeur est venue s'inscrire au frontispice des grands droits universels, la dignité, s'ajoutant aux valeurs classiques de la liberté et de l'égalité.
Pour autant, est-ce que cette révolution signe la « sortie du religieux » ? Est-ce que les Tunisiens, comme les Français en 1789, sont en train de divorcer de leur culte, d'abandonner leur foi ? Assiste-t-on à une désislamisation de la société, comme on parle de déchristianisation en Europe ? Non. La Révolution tunisienne n'est pas une révolution religieuse, mais elle n'est pas non plus antireligieuse, se distinguant en cela de la Révolution française. Pas de Coran brandi, mais pas de Coran brûlé. En s'affirmant hommes libres, les Tunisiens n'ont pas cessé d'être pieux. Comment vont s'arbitrer ces deux forces désormais aussi sacrées l'une que l'autre, la liberté et la foi ? Controverse gigantesque qui a failli nous précipiter dans le cauchemar d'une guerre civile.
Après la divine surprise d'une révolution civile le 14 janvier, volte-face de la providence le 23 octobre 2011. Le parti islamiste Nahdha remporte une majorité écrasante d'élus à la Constituante. Stupeur générale. C'est le deuxième coup de théâtre : l'islam politique triomphe dans la plupart des régions. Les Tunisiens voient se profiler un régime pire que celui qu'ils ont renversé : une théocratie ! Le zèle de factieux armés en faveur d'une Loi islamique, la Charia, lance une politique de terreur dans les quartiers les plus paisibles. L'Etat civil est ébranlé. Les acquis bourguibiens en matière d'égalité entre hommes et femmes semblent ruinés. L'an II de la révolution sera ponctué de rixes dramatiques entre le drapeau noir des salafistes et le drapeau rouge des patriotes.
An III de la Révolution, troisième coup de théâtre. Le 6 février 2013, le meurtre de Chokri Belaïd, libre penseur, pourfendeur de l'islamisme, précipite dans la rue, dans la seconde qui suit sa mort, des centaines de milliers de familles bouleversées par le crime. Cette colère homérique n'était commandée par personne, aucune organisation, aucun parti, aucun chef. Le peuple s'est levé seul dans sa majesté colossale, avec un « Dégage » unanime, mais cette fois contre les islamistes. Un fleuve humain de plus d'un million de personnes a accompagné la dépouille de Chokri Belaïd, sa veuve tête nue, debout avec ses filles sur le fourgon mortuaire, la main levée en V de la victoire. Un algérien nous a dit que si, après le premier citoyen assassiné par le FIS à Alger, les Algériens étaient massivement descendus dans la rue comme les Tunisiens, il n'y aurait pas eu de guerre civile. Imaginons qu'en France, des millions de Français aient déferlé après les crimes de Mohamed Merah...
Le même jour, un 4ème coup de théâtre se produit. Le premier ministre islamiste élu, Hamadi Jebali, à l'unisson de l'effroi populaire, démissionne, horrifié par le meurtre de celui qui était pourtant son détracteur le plus virulent. Ici survient la première brèche du schisme irréversible qui va opposer le parti islamiste aux groupes jihadistes. Nous sommes début 2013, an III de la révolution. D'autres crimes fanatiques contre l'armée et la police, contre les députés eux-mêmes avec l'assassinat de Mohamed Brahmi, galvanisent la réaction collective, surtout quand de jeunes officiers en mission contre les terroristes sont sauvagement égorgés. L'été 2013 scelle l'union sacrée contre la violence. Des assises nationales imposent un dialogue au forceps, jusqu'au point final d'une constitution civile votée à la quasi-unanimité. La guerre des laïcs et des religieux a résisté aux sirènes de l'enfer. La nation est soudée par ce qui devait la disloquer. La valeur patriotique a supplanté l'ascendant religieux. Dans ce tumulte tragique, l'équilibre moral du peuple n'a pas sombré.
Un peuple musulman croyant, pratiquant, s'est mis en posture d'insurrection pacifique contre la violence. C'est la première fois, dans une société arabe, que la liberté de conscience participe à la construction d'une morale politique dont le principe est la préservation de la vie. La crainte de Dieu ne dispense plus le Tunisien de se révolter contre ceux qui se réclament d'Allah pour le plonger dans le malheur et l'affliction, et ruiner sa douceur de vivre et sa liberté. Ainsi notre révolution, celle des droits naturels, a permis à la liberté de vaincre non la croyance comme telle, mais la soumission « innée » qui semblait faire du Musulman un être impropre à toute liberté. Ce préjugé a volé en éclats. L'orgueil des Tunisiens d'être libres n'est pas entré en conflit mortel avec leur humilité de croyant. La nation n'a pas entamé une guerre sans merci contre la religion.
Par une voie inespérée, il s'est opéré une alliance indicible de sentiment national et d'attachement religieux, grandie par la confiance d'avoir vaincu la tyrannie sans recours aux armes, puis d'avoir affronté la terreur religieuse avec la même énergie morale. Quelque chose comme un idéal de soi plus fort que la haine de l'autre. En vérité, la tradition tunisienne, religieuse et profane, dégage une civilité où les liens humains ne se sont pas délités dans l'individualisme extrême des sociétés européennes. Le lien social, familial, national a résisté à l'éclatement moderne. Le musulman est inapte à la solitude sociale. Son goût du progrès n'a pas tué son amour des anciens usages, des vieilles manières. Cet héritage épicurien, je n'ai vu personne, fût-il athée, en mépriser les bienfaits, et se priver de cette urbanité que les visiteurs connaissent bien chez nous, une présence affable des autres qui accompagne les vicissitudes de la vie. Peut-être que la souffrance des immigrés à « l'assimilation » est le symptôme de cette réminiscence affective impropre à l'atomisation sociale. A Tunis, qu'on soit croyant ou pas, le fonds social de la religion pénètre tous les aspects du quotidien. Et pourtant, l'islam n'est pas devenu une religion d'Etat, la souveraineté nationale ne se réfère pas à dieu, mais au peuple. La résistance à la violence est sortie de la tradition elle-même. Tandis que la violence fanatique, dite « archaïque », participe au contraire de la cruauté contemporaine elle.
Dans ce contexte, on peut regarder l'islamisme tunisien sous un autre jour. A l'Indépendance, la modernité nationale avait caressé l'utopie d'éradiquer le religieux du paysage politique, de régner sans discussion sur les « conservateurs », les théologiens, par crainte que la religion ne recouvre l'Etat-nation sous un empire archaïque et obscur. Tel était le républicanisme de Bourguiba. Le nationalisme s'est fait dans la persécution des islamistes. Le dogme moderne a été despotique, d'où aujourd'hui sa faiblesse. En fait, notre modernisme fut privé de la vertu essentielle, centrale des modernes : la liberté. C'est là que la dissidence religieuse prend un sens inédit, la liberté de conscience, comme en Europe de l'Est le rôle de la foi chrétienne dans la chute du totalitarisme.
Voilà l'épreuve difficile qui attend les modernistes tunisiens : dissocier la modernité de son réflexe autoritaire, de son autoritarisme. L'instinct religieux se déploie aussi comme un instinct de liberté. La révolution tunisienne, bien que non religieuse, a dévoilé la scène cachée. La démocratisation ne se fera plus dans le déclin religieux, comme cela avait été le cas en Europe. La sortie du religieux ne suit pas l'ordre du temps des Lumières, quand l'autonomie s'était constituée contre l'hégémonie de l'Eglise. La démocratie ne peut plus parier sur la régression du religieux, mais se penser dans sa progression. C'est l'expérience que nous vivons maintenant. La décolonisation a propulsé la tradition à l'avant-garde de la modernité, comme sa figure pathétique et centrale.
Certes, il y a un risque. Le progressisme tunisien, miné par le manque de démocratie à l'Indépendance, pourrait se voir menacé par l'excès de démocratie qui libère les sectarismes se prévalant de « droits révolutionnaires ». Nos plages visitées par des fantômes noirs, nos rues hantées de croque-morts, nos mosquées aux prêches funèbres, nos crèches où les bébés voilées portent déjà le péché originel d'être filles, tout cela a révulsé les cœurs tolérants. Dans cette optique, beaucoup refusent encore à Nahdha le droit d'être un acteur légitime de la vie politique, l'accusant d'être le cheval de Troie d'une organisation criminelle introduite au cœur de l'Etat républicain pour saper la république.
Pourtant, trois ans d'âpres échecs ont acculé le parti islamiste à une révision déchirante de ses principes. L'islamisme tunisien révèle une capacité de résilience surprenante. Il a goûté au fruit amer de la défaite, et il en a tiré les conséquences. Il a renoncé à sa doctrine sacrée en retirant la Charia de la Constitution ; il a adopté le code bourguibien de l'égalité des sexes, il a inscrit la nature civile de l'Etat dans la Constitution, il a enduré les quolibets des médias, il a déclaré ses extrémistes hors-la-loi en les pourchassant dans une guerre sans merci, il a accepté une société plus impatiente de bonheur que de mystique ; enfin, il a quitté le pouvoir, prenant le risque de ne jamais le retrouver, au nom du dévouement national, et pas de la dévotion divine. Il s'est appliqué à subordonner la voix de Dieu à la souveraineté du peuple. Il prône une réconciliation avec les destouriens et même les bourguibiens, ses anciens tortionnaires. Il a transformé sa défaite politique en victoire morale.
La question de l'islam politique est peut-être celle-ci : comment l'aspiration à la liberté va-t-elle se concilier avec l'autorité de la tradition ? En face, les modernistes peinent à se délivrer de leurs idées fixes. Ils traînent encore le préjugé hérité du progressisme et du communisme, selon lequel la raison doit commencer par détruire la foi religieuse pour instaurer une cité moderne. Loin d'être exempts de dogmes, leurs certitudes montrent une vision arrêtée de leur société aussi éloignée de la tolérance dont ils se réclament, que le fanatique l'est de la religion qu'il croit servir.
Or, répondre à l'islamisme par la volonté de l'éradiquer historiquement, et non par celle de le résoudre politiquement, n'est plus admissible, non seulement sur le plan moral, mais parce que l'histoire a montré combien c'était dangereux et inefficace. Vivre sa foi religieuse comme une source morale de la vie publique n'est pas fanatique en soi. Mais surtout, la tradition ne doit pas être le seul souci des islamistes. En réalité, c'est aux modernes que revient de prendre en charge la tradition, pour ne pas que l'ignorance et l'obscurantisme s'en emparent et en fassent un usage falsifié. Le tumulte religieux est la mission de la modernité elle-même.
Paradoxalement, en gagnant les élections, les islamistes ont perdu leur pouvoir de séduction. Au fond, c'est une chance qu'ils aient gouverné, car l'heure du désenchantement a sonné, la sanction du réel n'a pas tardé. Le pouvoir politique a été leur purgatoire, la chute dans le domaine des affaires profanes, triviales. Ils apprennent ainsi que la nation ne se gouverne pas comme une réunion de fidèles prosternés pour une prière, mais comme une assemblée de citoyens indociles exigeant de la part des politiciens non des promesses, mais des preuves. Les Tunisiens savent désormais que la religion, si elle peut être un viatique de l'âme, n'est pas la science de guérir le malheur économique et social. Le poison de la critique est entré dans l'islam tunisien par l'épreuve du politique.
En vérité, la modernité tunisienne est trop avancée pour que l'islamisme n'en ait pas été contaminé. Le parti Nahdha, après la révolution, a évolué dans le droit fil du réformisme tunisien. En effet, depuis le XIXème siècle, les Tunisiens se sont engagés dans un long travail sur eux-mêmes. Musulmans, ils ont choisi le droit positif pour rédiger leurs lois. Arabes, ils se sont tournés vers l'Occident plutôt que vers l'Orient. Pauvres, ils ont refusé la dictature du prolétariat. Monarchiques, ils ont opté pour la république. Anticolonialistes, ils ont gardé la langue française comme patrimoine. Croyants, ils ont bâti un Etat civil. Conservateurs, ils se sont épris de leur époque. Islamistes, ils ont renoncé au droit coranique.
La décolonisation a été l'expérience politique de la liberté la plus orpheline de langage en quête de son humanité. Mais avec la révolution tunisienne s'est produit une chose singulière : les cœurs « pleins de silence » se sont mis à parler, l'éloquence politique s'est instituée. Un art oratoire plébeïen, enchâssé dans une haute et vieille distinction langagière, occupe l'agora. L'espoir démocratique a été rehaussé par une langue de gentilhommes du peuple, une langue de lettrés accordée à la verve populaire, intelligible par n'importe qui. Cette civilité est un gage de reconnaissance pour tous. Au milieu du vacarme confus, cette langue est restée audible. Nous l'avons vu portée à un haut degré de complicité par les deux chefs tutélaires de la nation et de la religion, Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, ennemis héréditaires, l'un comme mal-aimé du bourguibisme, l'autre comme son fils choyé, mais tous deux virtuoses de la civilité tunisienne, doués de ce verbe aristocratique qui préserve la dignité morale. Le langage est une économie de la dignité, et la civilité est la meilleure protection de notre dignité et de celle des autres. C'est ici je crois, dans cette grammaire commune où se parlent et s'écoutent la nation et la religion, qu'a agi le ressort secret de l'apaisement qui nous a éloignés de la guerre civile.
Hélé Béji
Conférence prononcée dans le cadre du colloque organisé par Monique Castillo, Le politique à l'épreuve du religieux, les 16 et 17 mai 2014, à la Sorbonne


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