On peut maintenant dire que la page du «provisoire» est définitivement tournée. La Tunisie a son Président pour les cinq prochaines années. Béji Caïed Essebsi l'a finalement emporté face à Moncef Marzouki. Les scores sont très serrés ; mais quoi qu'il en soit, ils restent très révélateurs. Il faudrait bien évidemment du temps pour lire convenablement ces chiffres ; mais on peut d'ores et déjà tirer quelques premiers enseignements de la victoire relativement étriquée, mais attendue, de Si Béji. Les mérites d'Essebsi Pour évaluer les mérites du président de Nida Tounès, désormais Président de la République tunisienne, il faut remonter à très loin ; principalement à cette réputation de fin diplomate que l'homme a forgée depuis l'ère de Bourguiba. L'expérience de Béji Caïed Essebsi en tant qu'ancien ambassadeur, ou comme négociateur ou intermédiaire dans certaines affaires litigieuses intérieures ou extérieures lui a, de l'avis de plusieurs observateurs, permis de mener à bon port la période transitoire pendant laquelle il a été nommé chef du gouvernement en 2011. En effet, son bilan de l'époque plaide largement en sa faveur. Malgré quelques rares ratés, tout le monde est unanime (même parmi ses adversaires actuels) pour reconnaître que sous son règne de neuf mois (de mars à décembre 2011), le gouvernement d'Essebsi est parvenu à ramener une relative stabilité intérieure, à gérer de nombreux problèmes sociaux comme les revendications de plusieurs catégories de salariés. La situation sécuritaire fut relativement maîtrisée au prix certes de quelques abus. La Tunisie a su garder une certaine distance par rapport au conflit qui se déroulait alors en Libye entre pro- et anti- kadhafi (Puissances de l'OTAN et Etats arabes compris). Les élections de l'Assemblée Nationale Constituante se sont déroulées dans de bonnes conditions et ont donné des résultats conséquents. La passation du pouvoir aux mains du parti victorieux s'est également déroulée (presque) sans encombre. Un come-back remarquable et réussi Pendant les trois ans du règne de la Troïka, Essebsi a effectué un retour remarqué et, dans l'ensemble, réussi sur la scène politique nationale. Sa bonne lecture du paysage politique intérieur l'a aidé à fonder un parti fort malgré son hétérogénéité idéologique. Nida Tounès est âgé de moins de trois ans et déjà il a surclassé tous ses concurrents et principalement Ennahdha aux trois dernières élections (législatives d'octobre dernier, le premier et le deuxième tours des Présidentielles). Sa participation au Front du Salut pendant l'été et l'automne 2013 lui a rapporté le soutien de plusieurs centaines de milliers de Tunisiens. Il en est de même au sujet de son poids dans le Dialogue National où il a joué le rôle d'un leader de premier ordre. Nida Tounès a par ailleurs très rapidement et efficacement surmonté sa crise interne entre mai et septembre 2014 et il s'est présenté serein, malgré tout, aux élections législatives d'octobre dernier. Mieux encore, il a remporté ce scrutin aux dépens de la formation que l'on considérait jusque-là comme la plus puissante et la plus populaire du pays, à savoir Ennahdha. Les promesses ne suffiront pas ! Maintenant que Nida Tounès et son Président sont à la tête des trois grandes instances de la IIème République (Présidence, Gouvernement et Parlement), les Tunisiens attendent beaucoup du vainqueur des récentes Présidentielles et de son équipe gouvernementale. Les scores serrés qui ont permis à Essebsi et à Nida Tounès de devenir les maîtres à bord doivent les amener à rester modestes et à tenir compte de tous leurs adversaires du jour, à leur tête le parti de Rached Ghannouchi. Sur ce plan, Essebsi a déjà envoyé des messages rassurants à tous ses détracteurs, les islamistes d'entre eux en particulier. Il a fait d'autres promesses à tous les Tunisiens et à toutes les Tunisiennes indépendamment de leurs appartenances sociales, régionales, politiques ou idéologiques. Mais il faut plus que des promesses pour convaincre la majorité populaire des bonnes intentions du nouveau Président de la République et de son Gouvernement. Des actes et des réalisations ; voilà ce qu'on attend en premier d'Essebsi et de ses hommes. Sécurité intérieure et climat de confiance Sur le plan intérieur, il leur faut, à ces derniers, rétablir la sécurité, lutter plus efficacement que les gouvernements précédents contre le terrorisme, les trafics illégaux et la contrebande. La confiance des investisseurs nationaux et étrangers doit être rétablie également pour redresser progressivement l'économie nationale et pour résorber, du moins en partie, le chômage des jeunes qui - ne l'oublions pas - a été un des facteurs principaux du déclenchement de la révolution de janvier 2011. Sur le plan politique, Essebsi et sa future équipe dirigeante doivent contribuer à l'assainissement des relations entre les partis de la droite islamiste, ceux de la gauche laïque et anti-libérale et les formations plutôt centristes. Il faut coûte que coûte éviter à la Tunisie les dissensions susceptibles de lui faire connaître le sort de l'Etat libyen, ou celui du Yémen encore moins de la Syrie. D'autre part, l'entente doit être garantie entre la Présidence de l'Etat, le Gouvernement et le Parlement afin de créer la plateforme convenable pour la concrétisation de tous les projets et de toutes les réformes programmés. Equilibre régional A l'échelle des régions, les trois derniers scrutins ont démontré que les zones marginalisées du Sud, du Centre et du Nord-ouest tunisiens ne sont pas très favorables à Essebsi. Donc, il importe que le nouveau Président tunisien et son Gouvernement pensent sérieusement à reconquérir leur confiance. La question de l'équilibre régional en matière de développement est cruciale pour la réussite de la nouvelle équipe dirigeante. Rassurer l'Etranger Sur le plan extérieur, l'urgence des urgences reste la sécurisation de nos frontières du sud. Car il faut que la Tunisie rassure ses partenaires occidentaux, les Français en particulier, afin qu'ils viennent investir chez nous et employer une partie de nos désœuvrés. Il est nécessaire aussi de garantir des aides financières conséquentes pour permettre le redressement économique du pays et pour contribuer à la réalisation de grands projets employeurs de main-d'œuvre. Nos relations avec la Syrie et l'Egypte doivent être normalisées et nous devons traiter davantage avec nos voisins du Maghreb (l'Algérie et le Maroc) Défis énormes et moyens limités C'est une entreprise colossale que de réussir toutes ces tâches à la fois. Voilà pourquoi nous pensons que le Président Essebsi et son parti doivent compter sur la contribution de tous les autres acteurs politiques, notamment Ennahdha et le Front Populaire. Il importe aussi d'éviter un maximum de dérapages possibles ; comme par exemple de favoriser le retour à l'hégémonie partisane, à l'oligarchie familiale ou régionale, à la corruption politique et économique. Les Tunisiens craignent également l'option pour un libéralisme économique sauvage dont pâtiraient surtout les classes pauvres et moyennes. Il faut donc commencer par maîtriser les prix galopants des matières de première nécessité. La contribution de l'Etat à la caisse de compensation ne doit pas faiblir au point où le citoyen modeste se retrouve livré à lui-même face à la cherté de la vie. Il importe aussi de garder de bons rapports avec l'UGTT et de consentir des augmentations salariales proportionnelles à l'augmentation incessante des prix. Réaliser de petits «miracles tunisiens» Le pari est énorme et les moyens sont limités ; c'est ce qu'il faut aussi faire comprendre à la majorité des Tunisiens. Ces derniers sont appelés à patienter et à résister à quelques autres secousses économiques. Cependant si Essebsi et son futur Gouvernement leur envoient des signaux rassurants, nous pensons qu'ils sauront faire face à la crise pour encore quelques courtes années. A défaut, le scénario à prévoir sera tout simplement catastrophique. Nous ne souhaitons pas ce scénario à notre chère patrie. Et les Tunisiens doivent tous se mobiliser pour l'éviter coûte que coûte.