Provocateur, anticonformiste, agitateur mais tendre et attachant. Tel est le héros de Taoufik Ben Brik, qui ressemble beaucoup à son auteur qui nous offre un genre nouveau et atypique. Le dernier livre de Taoufik Ben Brik, Kawasaki, un ouvrage qu'on a du mal à classer dans un genre d'écriture particulier- à l'image de son auteur d'ailleurs-est intéressant à plus d'un titre. Ce n'est ni un roman, ni un essai, ni un récit, ni de la prose poétique, ni une autobiographie, mais c'est tout cela en même temps. Certes les personnages de Hammam alias Kawasaki, Mahryia, les jumeaux, offrent une trame romanesque, mais Tataouine, ce lieu imaginé par l'auteur (et qui en même temps existe réellement), est le personnage principal du texte de Ben Brik. Ce va-et-vient entre réalité et fiction est un des points forts du livre au point que le lecteur se perd dans cette vraie-fausse géographie. Le Kef et ses méandres, Tajerouine... des villes qui existent dans le réel mais que Ben Brik imagine à sa manière. Et justement nous sommes au cœur de l'imaginaire de l'auteur. Une imagination foisonnante, débordante, exubérante qu'on retrouve dans les lieux, les espaces, les personnages. La trame : un héros, son épouse, son vécu, son présent, son passé, ses problèmes, sa vie mais il y a aussi et surtout le narrateur omniprésent qui semble se confondre avec le mot, le verbe. L'ouvrage est un vrai voyage avec le héros: dans les villes, en moto, dans la tête du narrateur, dans l'univers livresque et culturel de l'auteur dont les références textuelles sont aussi variées qu'inattendues, poétique, romanesque, philosophique,cinématographique, religieuse, etc. L'auteur cite Ibn Khaldoun, Tolstoï, Schopenhauer, Al Tawhidi, Rimbaud, Ibn El Arabi, Shakespeare, Al Moutanabbi, Dostoievski, Hemingway, Mahmoud Darwich, Platon, Beckett, mais aussi Salah Guermadi, les auteurs soufis, les paroles du prophète et le Coran. L'intertextualité est très forte dans le livre de Ben Brik mais les citations sont là pour étayer la parole. Elles sont offertes au lecteur qui par moments, s'arrête pour dire : qui dit quoi ? Le héros nous emmène dans son sillage mais c'est le narrateur qui mène le jeu et le jeu se fait avec le mot. Parce que le texte de Ben Brik, outre le récit (quasi-inexistant) et les références textuelles et culturelles est un véritable travail sur le mot et avec le mot. Et là s'impose au lecteur une forme d'écriture nouvelle. Texte curieux et fascinant. « Une jungle graphique, où, tout autour d'un « tronc »(...)pourvu d'excroissances irrégulières, et achevé, vers le haut, par une touffe de racines, s'enchevêtrent, se recouvrent, se poursuivent en tous sens, mais aussi se rejoignent grâce à des traits fins ou épais, tendus en diverses directions, les lignes écrites.( Jean-Pierre Richard, Microlectures). « Car le Mot c'est le Verbe et le Verbe c'est Dieu », disait Hugo et le texte de Ben Brik est une création autour du mot, autour de la langue arabe,qu'il se réapproprie et façonne à sa manière. Un véritable chaos ordonné par la magie musicale des phrases, une folie contrôlée. Le texte écrit en arabe classique se voit envahi par des mots, des phrases et parfois des pages entières d'arabe dialectal qui rendent encore plus vivante la plongée dans l'imaginaire. La langue de Ben Brik donne toute sa force aussi bien aux signifiants qu'aux signifiés. La forme devient indissociable du fond. Dans les années 50 en France, naissait le genre du Nouveau Roman qui –repoussant les conventions du roman traditionnel- se voulait un art conscient de lui-même avec ce sentiment premier (chez les nouveaux-romanciers) de renouveler le genre.Pour cela l'intrigue passe au second plan, les personnages deviennent subsidiaires. Cela suppose une lecture active, une réflexion approfondie et une maîtrise d'une culture qui permet au livre d'exister en tant que tel .Kawasaki de Ben Brik est très proche du genre du Nouveau Roman dans le sens où tout tourne autour de la langue. Mais le texte reste assez particulier. C'est un genre assez nouveau dans la littérature arabe où « la création » est au cœur de l'écriture. La langue se délie mais d'une manière très réfléchie. Un travail d'orfèvrerie qui se donne à voir. Ben Brik travaille chaque phrase, cherche le mot qu'il faut, on le sent, à la lecture. Il défie les normes et se joue des attentes du lecteur. Il le dérange, le bouscule, mais surtout le fait réfléchir.Du pur Ben Brik qui donne la part belle au plaisir et au sexe. « Il n'y a pas meilleur plaisir que le plaisir du plaisir », écrit-il. L'acte d'écrire est dans cette dynamique. « Ecrire ? Au commencement est le désir », écrit Bernard Werber. Ben Brik nous fait entrer dans son univers, dans son délire aussi, et nous fait partager son plaisir à écrire mais aussi sa douleur à trouver le mot juste. On le perçoit à chaque phrase. Véritable ode à l'écriture, Kawasaki est, avec sa musicalité, son rythme, sa cadence, ses références, un hymne à la création. Ne ressemblant à aucun texte de la littérature universelle, Ben Brik crée un genre nouveau car il ne veut pas écrire comme...ni ressembler à...Il veut tout simplement faire du Ben Brik. A lire sans attendre. Myriam Belkadhi Taoufik Ben Brik, Kawasaki, Sud Editions, 11DT.