L'islamologue et écrivaine Olfa Youssef nous a reçus afin de répondre à nos questions concernant la montée exceptionnelle de la pensée extrémiste dans le monde arabo-musulman. Ayant soutenu une thèse d'Etat sur la pluralité des sens du Coran, l'universitaire s'est exprimée sur les différents moyens de lutter contre le phénomène du terrorisme et de l'extrémisme. -Au vu des derniers événements survenus un peu partout dans le monde, l'Australie, la France, le Nigeria ou encore la Syrie et l'Iraq, adhérez-vous à ceux qui disent qu'une révolution religieuse est indispensable pour stopper ce flux de violence ? Pour moi, on ne peut parler d'une révolution religieuse que le jour où le spirituel retrouvera sa place dans l'Islam. L'Islam a été appauvri de son essence, qui est une essence spirituelle, pour être complètement résumé dans des rites formels. Ces derniers n'ont plus aucun sens, bien que le sens profond du rite se résume à ce que l'être humain soit plus éthique, plus juste et plus humain. Le rite a été vidé de son sens aussi et on ne trouve plus qu'une conception basée sur la violence qui n'a rien à voir avec l'Islam du texte. Il y a une grande confusion entre l'Histoire de l'Islam, qui est, qu'on le veuille ou pas, une Histoire sanglante – comme l'Histoire du Christianisme, du Judaïsme et de l'être humain en général -, et entre l'essence spirituelle qui est le but du message de Mohamed. Il dit lui-même qu'il a été envoyé par le bon Dieu pour répandre et instaurer l'éthique. Aujourd'hui, on est très loin de ce message. Il y a une grande déviation par rapport à l'essence du message coranique. -Peut-on parler d'une lecture erronée de l'Histoire de l'Islam ? Ce n'est pas vraiment une mauvaise lecture de l'Histoire de l'Islam parce qu'il n'est pas l'unique concerné. C'est tout l'être humain qui l'est et il y a une tendance chez la plupart à vouloir imposer leur vision du monde. Donc, que ce soit au nom de l'Islam, au nom des Droits de l'Homme, au nom de la démocratie ou autres, cette volonté de voir tout le monde adhérer à ce qu'on croit a toujours été présente. -Oui mais aujourd'hui, on ne parle pas de Daech chrétien ou autres, aujourd'hui ce sont des groupes terroristes islamiques. Pourquoi ce phénomène ne se développe qu'avec l'Islam ? Cela ne se manifeste pas chez les autres religions parce qu'il y a cette rupture entre la religion, en tant que relation personnelle, individuelle et sacrée entre l'être humain et le divin – pour contribuer à instaurer cette éthique –, et la religion en tant que moyen à travers lequel l'être humain tente d'imposer sa vision sur l'autre. C'est vrai que pour eux, il n'y a plus de Daech, mais il y a les Droits de l'Homme, au nom desquels les Etats-Unis d'Amérique ont envahi et bombardé l'Iraq, ils ont tué des milliers de civils au nom de la démocratie. Donc, peu importe le nom que l'on attribue à notre motivation à assassiner les gens, peu importe la doctrine qu'on emploie, Islam ou pas Islam, cela donne les mêmes conséquences. Ce que fait Daech n'est pas attribué à l'Islam, l'Islam est leur subterfuge, il est juste employé pour être un prétexte à leur barbarie. -Vous avez soutenu une thèse de doctorat d'Etat sur les différentes interprétations du texte coranique, à ce sujet, on entend quelques islamologues dire que les textes des Droits de l'Homme ont pour origine le Coran, y convenez-vous ? Il faut être clair et ne pas mentir aux gens, dans le Coran, on trouve de tout. Il y a des versets qui appellent au Djihad, y'en a ceux qui appellent au pacifisme etc. L'essentiel c'est de pouvoir mettre tout cela dans le contexte historique actuel, parce qu'il y a beaucoup de versets, essentiellement dans la sourate 9, ‘Al Taouba', liés à des contextes historiques bien précis, une guerre bien précise, contre certaines tribus et certains juifs. Donc, il y a eu une confusion entre le fait que le Coran rapporte des faits historiques, bien enfuis dans leurs époques, et entre une interprétation globale qui croit que ces faits historiques ont été évoqués dans le but de répondre à tous les besoins. Donc oui, dans le Coran, on peut retrouver les prémices des Droits de l'Homme, d'ailleurs, c'est ce qu'a fait Yadh Ben Achour dans son livre la seconde Fathia. Il a essayé de démontrer que l'essence de l'Islam c'est un mot de l'autre, c'est ce respect de la différence. Ce qu'on oublie essentiellement dans le Coran c'est que c'est un texte qui précise d'une manière claire et directe que nul n'a le droit de contraindre l'autre à une quelconque religion. Le Coran précise avec insistance que, et c'est écrit noir sur blanc, si Dieu l'avait voulu, tout le monde aurait été croyant. Donc, je crois que vouloir que tout le monde soit croyant est contre la volonté de Dieu. Si je glissais un peu à la manière de ceux de l'Islam radical et de Daech, je dirais que ceux-là ne sont pas musulmans mais je ne peux pas le faire parce que je me mettrais à la même posture qu'eux et je me mettrais à condamner les gens et leurs croyances. Mais, au final, la volonté de Dieu c'est que les gens soient différents, pourquoi nous, humains, voudraient-on aller à l'encontre de cette volonté ? -Vous êtes spécialiste en islamologie, et comme plusieurs de vos confrères, on vous en veut aujourd'hui de n'avoir pas été très actifs dans la lutte contre l'expansion du terrorisme, avez-vous établi un bilan concernant cela ? On a tout-de-même écrit beaucoup de choses mais, j'en conviens, cela est resté assez très individuel, voire, élitiste. Ce problème d'extrémisme ne date pas de ce siècle mais du siècle précédent, c'est-à-dire le 19e siècle, quand a commencé pour les pays arabo-musulmans ce qu'on appelle le réformisme, cela a toujours échoué. Selon ma lecture, cet échec est dû au fait que l'Etat n'a jamais institutionnalisé ces projets. L'Arabie Saoudite par exemple, et différents pays du Golf, institutionnalisent l'Islam radical. Ils ont mis en place des dizaines de chaînes télévisées pour répandre le Wahabisme. En Tunisie, le pays qui, selon moi, est le plus apte à répondre à cet Islam des lumières, il n'y a rien qui a été fait au niveau de l'Etat. Il faut mettre en place des institutions, il faut lancer des émissions télévisées etc. -Est-ce que vous avez demandé la collaboration de l'Etat ? Est-ce que vous avez pris l'initiative de lui proposer des projets pour qu'il les mette en place ? On en a parlé longuement entre nous, mais, comme vous le savez, lors de ces trois dernières années il a toujours été question de lutte réelle, tangible et quotidienne contre cette pensée. On ne pouvait pas aller demander à Ennahdha de nous aider à combattre l'Islam radical. Mais là, vu qu'on a un nouveau gouvernement qui s'installe, je crois qu'il est très important de réfléchir à des institutions religieuses, pas comme celles que prônait Ben Ali pour parler de l'Islam modéré d'une manière générale, mais plutôt d'instances religieuses qui auraient pour mission de confirmer cette réforme de la lecture radicale de l'Islam, il faut un grand travail, de bons moyens et il faut que cela passe à travers les masses médias. Vous savez, il y a beaucoup de personnes qui m'envoient des messages pour me dire qu'elles ont envie de ne plus être musulmans, qui me demandent comment je peux dire que je suis musulmane et comment je peux défendre cette religion. Après quelques échanges avec eux, il y'en a qui me remercient de leur avoir été utile dans leur réconciliation avec leur religion. Donc, il y a un réel besoin d'un islam modéré. Par ailleurs, je crois que les femmes ont un vrai rôle à tenir là-dedans parce qu'aujourd'hui, la plupart des islamologues ciblés par les terroristes sont des femmes, je cite par exemple Amal Grami, Neila Silini ou moi-même, les femmes sont très aptes à ce sujet, mais est-on prêt aujourd'hui à leur confier cette mission ? -Peut-on instaurer de telles institutions alors que, par exemple, l'Union Internationale des Savants Musulmans, présidée par Qaradhaoui, est aujourd'hui installée en Tunisie ? C'est une bonne question à se poser, parce que les instances religieuses existantes sont des instances conservatrices et machistes qui excluent les femmes et toute lecture nouvelle du Coran. Les islamistes sont plus gênés par les musulmans maîtrisant le texte coranique que par les athées qui réfutent complétement l'Islam. Les réformistes qui connaissent le texte de l'intérieur dérangent, c'est pour cela qu'ils sont isolés et que l'on ne leur attribue pas d'espace où exprimer leurs idées.