Avec sa nouvelle création "Solwene", Leila Toubel confirme qu'elle est bien l'égérie actuelle du théâtre tunisien, celle par qui viennent l'innovation et l'audace. Longtemps liée uniquement au Théâtre El Hamra, Toubel entame avec cette oeuvre une carrière solo et retrouve toutes ses sensations sur scène. Dramaturge et comédienne, Leila Toubel est d'abord une femme de devoir. On l'a vue après 2011 et cela confirmait les engagements antérieurs d'une intellectuelle qui n'a jamais fait de concessions, a su manger son pain noir quand il le fallait et rebondir avec un sens du travail devenu plutôt rare. Ce retour sur scène de Leila Toubel a commencé à prendre forme lors de la création de "The End" de Ezzeddine Gannoun. A cette occasion, la dramaturge est redevenue comédienne et a su galvaniser ses compagnons tout en affirmant sa présence. Une trilogie iconoclaste En effet, "The End" est bel et bien un tournant dans sa carrière. D'abord, un texte d'une puissance inouie, un art de la métaphore qui a fait mouche et un réquisitoire feutré mais éloquent face aux derniers soubresauts de la dictature. Sur scène, Toubel a donné une étoffe particulière à un personnage qui semblait l'habiter, qui flirtait avec la mort sur le mode d'un conte fantastique. Et toujours un humour décapant! Car "The End" était d'abord un éclat de rire qui battait en brèche les conformismes et les certitudes confortables d'une Tunisie assoupie. Prémonitoire, le titre de cette oeuvre annonçait les changements qui surgiront ensuite. Mais c'est surtout l'art de l'éllipse cher à la dramaturge qui fait de ce texte un cas d'école. Reprenant à son compte les techniques des auteurs est européens de la dissidence, Toubel a l'air de ne toucher à rien mais, par la vertu des mots, mène une entreprise déstabilisatrice de la paresse du spectateur qu'elle parvient à mettre face à ses propres contradictions. Subtilement, elle crée un hiatus entre le spectateur et l'image qu'il pourrait avoir de lui-même. Ce conte glacial sur la mort n'en devient que plus percutant. Faudrait-il rappeler que "The End" a triomphé partout, en Tunisie, en Orient et en Occident. Et l'usage du mot "triomphe" n'est pas usurpé car c'est l'accueil de l'oeuvre qui a été à la mesure de ses qualités. Ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que cette création s'inscrit dans le cadre d'une trilogie qui ne dit pas son nom. Il s'agit d'une trilogie de dramaturge qui commence avec "Otages", se poursuit avec "The End" et s'achève avec "Monstranum's". Avec ces trois oeuvres, la collaboration avec Ezzeddine Gannoun atteignait son point culminant. Des textes à plusieurs étoffes et niveaux de lecture et une mise en scène suggestive, inspirée, rendant au texte sa magie et au théâtre son destin dénonciateur. Ces trois oeuvres font désormais partie du répertoire le plus emblématique des créations du nouveau siècle. Elles instaurent un autre théâtre là où d'autres ont préféré avoir recours à la provocation. Elles disent aussi la richesse du lexique dialectal et le souffle de Toubel dans cette langue qu'elle maitrise comme Voltaire jonglait avec celle de Molière. Toubel c'est à la fois Bechir Khraief et Hassen Ben Othman, la précision chirurgicale de Laroui et l'impertinence fondatrice de Garmadi, les mots du boulevard et le socle des avant-gardes. C'est à ce niveau qu'elle a le plus innové. Et elle poursuit ce parcours avec "Solwene", une oeuvre née après une parenthèse de plus de vingt ans au cours desquels elle a inscrit durablement la présence du Théâtre El Hamra dans le mouvement artistique, avec Gannoun, transfuge du Théâtre organique et rêveur d'horizons arabo-africains. Une performance éblouissante Avec "Solwene", Leila Toubel atteint un nouveau palier. Elle démontre que ses textes savent parler au public, l'atteindre dans ses tréfonds, sur un mode qui est celui du monodrame dont tous les ressorts sont maitrisés par le dramaturge-comédien. Sur un rythme soutenu, dans un déluge verbal, à l'image d'une équilibriste, Toubel remplit parfaitement son exercice de haute voltige. Virevoltante, tendre et nostalgique, la comédienne évolue sur plusieurs registres et, au gré des tableaux, change littéralement de peau comme si les exercices de style se succédaient et qu'il fallait pour l'actrice adapter corps et esprit à des exigences toujours renouvelées. Peu importe la fable au fond, car, ici, il s'agit d'abord de performance, de fusion entre le texte et le comédien, de grâce qui nait au contact des planches. "Solwene" a cette vertu de révéler le talent intact de Toubel, le double déploiement de son oeuvre et aussi la grande proximité qu'elle a avec son public. Dans cette oeuvre, nous sommes loin du théâtre conventionnel ou de la nouvelle convention voulue par Jaibi, Jebali et consorts. Nous sommes dans un nouveau rapport au théâtre fondé sur le texte dans sa rigueur et l'acteur dans sa capacité à arborer les masques. "Solwene" est en effet d'abord un spectacle poignant, un déferlement verbal, une chute aux enfers suivie d'une salutaire remontée. Ceci étant dit, "Solwene" est aussi un fugace moment de refondation, un regard sur ce que pourrait générer le théâtre et un accomplissement pour Leila Toubel, flamboyante et iconoclaste à souhait. Indéniablement, l'oeuvre-phare de ce début d'année 2015...