Par Maître Amor SAFRAOUI, Président de la Coordination Nationale Indépendante pour la Justice Transitionnelle L'expression « Le bateau ivre » est le titre d'un poème de RIMBAUD que le bâtonnier Maître Chedly Khalladi, éminente figure de la résistance tunisienne, a emprunté pour qualifier la dérive de la politique du président Habib Bourguiba. Ironie du sort cette expression de bateau ivre colle parfaitement à la réalité de la justice transitionnelle dans notre pays. En effet la justice transitionnelle est déjà contestée parce que la mise en place du processus a trop tardé engendrant un sentiment de frustration, d'amertume chez les victimes des violations graves des droits de l'Homme et par voie de conséquence la perte de leur confiance dans les institutions de l'Etat. La justice transitionnelle dans notre pays est également contestée en raison de l'inconstitutionnalité de certaines dispositions de la loi n°53-2013 du 24 décembre 2013 portant attribution et organisation de la justice transitionnelle. Ce qui risque d'avoir de lourdes conséquences. En effet les auteurs des violations des droits de l'Homme dont la culpabilité sera prouvée pourront arguer de la négation du droit au double degré de juridiction ( Article 8 de la loi ) ou encore la négation du droit de recours à la justice ( article 25 de la loi ) pour intenter un recours pour inconstitutionnalité de la loi régissant de la justice transitionnelle et l'instance vérité et dignité dont elle est issue. Et il y'a de fortes probabilités, selon l'avis des constitutionalistes, qu'ils obtiennent gain de cause entraînant ainsi l'écroulement de tout, l'édifice de la Justice Transitionnelle avec ce que cela engendre comme perte d'efforts et d'argent et surtout enterrement de la vérité. En troisième lieu la justice transitionnelle est contestée parce que le choix des membres de l'IVD s'est fait sur la base de considérations politiques et partisanes et au détriment des conditions exigées par la loi. Ce qui va nuire à la crédibilité des membres de l'IVD et semer le doute sur les résultats des travaux, et les rapports émanant de cette instance. Bref, pour toutes ces raisons et pour d'autres raisons encore, l'expression de bateau ivre cadre, à juste titre, avec la réalité de la justice transitionnelle dans notre pays. Mais comble du malheur le Président de la République Béji Caïd Essebsi, vient d'enfoncer d'avantage le clou rendant le bateau plus ivre et donc incapable de gagner le bord. Et dans les meilleurs des cas incapable de gagner le bord sans cause de graves et irréparables dégâts. L'initiative législative du Président de la République aurait été qualifiée par Mansour Moalla, autre célébrité spécialisé en finance et économie, de « projet fantoche ». A cette différence près que du temps de Bourguiba ce genre de projet fantoche était présenté par ceux qui voulaient se rapprocher du président BOURGUIBA et avoir ses faveurs. Mais, à vrai dire ce n'est pas étonnant du tout que cette initiative émane de Béji Caïd Essebsi puisque ce n'est un secret pour personne que Caïd Essebsi ne porte pas bien dans son cœur la justice transitionnelle. Déjà, quand il était Premier ministre sa position était claire et il voulait purement et simplement tourner la page du passé et orienter tous les efforts vers l'avenir. Il l'a répété encore en présidant le Conseil des ministres au cours duquel il a annoncé son initiative. Mais quels que soient les motifs et en tout état de cause l'initiative présidentielle est à la fois grave, inquiétante et irréalisable. Grave d'abord parce que cette initiative est en contradiction flagrante avec le paragraphe neuf de l'article 148 de la constitution qui énonce clairement que l'Etat est garant du processus de la justice transitionnelle dans sa durée et dans tous ses domaines. Or, justement la loi 53-2013 régissant la justice transitionnelle prévoit le mode réconciliation en tant que moyen de résolution des violations liées à la corruption financière et au détournement des deniers publics. L'initiative présidentielle constitue donc un revers sur l'engagement de l'état prévu par l'article 148 paragraphe 9 de la constitution, voire même, une violation de la constitution. D'un autre côté, la réconciliation en matière de justice transitionnelle est l'aboutissement de toute une série d'étapes qui commence par la recherche de la vérité et le démantèlement du réseau « mafieux » des infractions financières et ce dans le but d'empêcher leur répétition. Mais la réconciliation passe également par les aveux des auteurs de ces infractions et leur présentation des excuses au peuple tunisien. De ce fait, en éliminant ces étapes nécessaires à toute réconciliation sincère et sérieuse, l'initiative présidentielle nuit inéluctablement à la mémoire collective et prive le peuple tunisien de connaître la vérité sur le véritable fléau de corruption et de dilapidation des deniers publics. En plus, la réconciliation hors le cadre de la justice transitionnelle permet aux auteurs des infractions financières de revenir sur la scène sociale et politique comme rien ne s'est passé. Cela revient à légitimer leurs actes criminels et ouvre à nouveau la voie de la corruption et de dilapidation de l'argent public. L'initiative législative présidentielle est, par ailleurs, inquiétante. Elle est en effet une usurpation des prérogatives de l'IVD, instance indépendante, et seule compétente et de façon exclusive, à traiter les violations liées à la corruption financière et au détournement des deniers publics. D'ailleurs, l'initiative présidentielle risque de causer une instabilité dans le monde des affaires. En effet, et suivant les termes de la constitution, les décisions même définitives ne sont pas opposables à l'IVD. Par conséquent, il ne suffit pas de modifier certains articles de la loi organique régissant la justice transitionnelle, mais il faudra également modifier la constitution. Faute de quoi les dossiers financiers résolus en application de l'initiative législative présidentielle - si elle est adoptée - pourront être repris et réexaminés par l'IVD. L'initiative législative présidentielle est, à bien l'examiner, irréaliste et irréalisable. En effet, exiger des auteurs de l'infraction de restituer la totalité de l'argent mal acquis majorée de 5%, revient à les décourager d'adhérer à ce processus. Aucun d'eux n'acceptera de retourner à la case zéro même si cela lui vaudra l'exil tout le restant de sa vie. Avant de terminer, il faut reconnaître que la démarche présidentielle était au début positive. Elle voulait limiter les effets de la crise économique qui secoue notre pays en réglant les dossiers relatifs aux infractions financières de la façon la plus appropriée de manière à faire entre de l'argent dans les caisses de l'état dans les plus brefs délais. Elle voulait aussi permettra aux hommes d'affaires de reprendre confiance et faire à nouveau marcher la machine des affaires et, au-delà des frontières faire revenir, voire même, ramener de nouveaux investisseurs étrangers en Tunisie. Et c'est à ce titre que la coordination nationale indépendante pour la Justice transitionnelle a été consultée par les conseillers de la présidence de la république et a donné, par l'intermédiaire de Maître Anouar Bassi et moi-même, son point de vue sur la question et qui s'articule sur deux axes, à savoir : Laisser la réconciliation relative aux infractions financières dans le cadre de justice transitionnelle et parmi les prérogatives et la compétence de l'IVD. Elargir et consolider l'IVD par neuf nouveaux membres spécialisés dans les domaines financier et comptable qui se diviseront en trois instances arbitrales chargées chacune de statuer sur les dossiers qui lui seront soumis dans un délai de six mois prorogeable une seule fois pour la même durée. Cette conception à le double mérite de respecter les impératifs à la fois d'urgence, de légalité et d'efficacité. C'est également une conception acceptable et réalisable dans la mesure ou elle permet aux auteurs des infractions financières de garder la moitié de l'argent mal acquis. Malheureusement et contre toute attente elle n'a pas été retenue. Au final, l'initiative présidentielle de réconciliation est dangereuse et il y'a péril en la demeure. Cette initiative va à l'encontre de l'engagement constitutionnel de garantir le processus de la justice transitionnelle, fait craindre le retour aux anciennes pratiques d'abus de pouvoir et surtout met en danger la stabilité du monde des affaires. Aussi la Coordination Nationale de la Justice Transitionnelle ne ménagera aucun effort pour s'opposer à l'adoption de ce projet. Mais elle ne pourra pas le faire toute seule. Il faudra pour ce faire l'union de toutes les forces vives du pays. Faute de quoi, nous serons tous complices du retour des anciennes pratiques de favoritisme de la classe aisée au détriment de la classe pauvre et des régions déshéritées. Et ce qui est à craindre par-dessus tout c'est cette union contre nature entre Nida Tounès et Ennahdha qui fait craindre le risque de faire passer des lois protégeant des intérêts des personnes d'une catégories de personnes et les intérêts des deux parties au détriment de l'intérêt général.