Dans le cadre de la table ronde organisée par ‘Dar Assabah', relative au débat sur le projet de loi sur la réconciliation économique – initié par la présidence de la République en juillet dernier –, nous vous transmettons la suite du contenu de ladite table. Dans notre précédent numéro, nous vous avons transmis le contenu du débat entre les opposants et les partisans de ce projet de loi. Dans cette deuxième partie, nous vous exposans les propositions émises par les deux parties quant à l'avenir de ce texte qui ne cesse d'alimenter l'intérêt de l'opinion publique. Ridha Belhadj: chef de cabinet présidentiel «Le président de la République ouvert à toute proposition» ‘J'ai suivi presque tous les débats qui se sont intéressés à ce projet de loi et j'ai remarqué que presque toutes ces discussions se distinguent par une atmosphère d'agressivité remarquable. Généralement, les organisateurs des débats font exprès de ramener des personnes qui représentent une partie bien précise et qui profitent des tables rondes pour mettre la pression et menacer d'occuper les rues si ce projet n'est pas retiré. Aujourd'hui, il faut qu'on soit tous responsables, constructifs et positifs. Nous menons actuellement de sérieux débats avec le Quartet et surtout avec l'UGTT afin que le projet de loi soit présenté aux députés de l'Assemblée des Représentants du Peuple dans la meilleure formule. En ce qui concerne le côté technique de ce projet de loi, je tiens à revenir sur quelques points soulevés par les participants à cette table ronde. En ce qui concerne les victimes physiques et morales, la loi de la réconciliation ne peut en aucun cas mettre un terme aux poursuites juridiques, initiées par les victimes, sauf si ces dernières décident d'aller vers un accord de réconciliation final. Sans entrer dans les détails, le projet de loi de la réconciliation économique ne met pas en péril les droits des autres victimes mais il s'emploie à préserver ceux de l'Etat. La réconciliation économique n'interagira certainement pas avec le travail de la justice et n'aura aucune influence sur la continuité des traitements des dossiers de toutes les victimes. A la différence du travail de l'Instance Vérité Dignité, le rythme de traitement des dossiers concernés par ce projet de loi sera nettement plus accéléré. Il y aura un comité qui s'occupera de l'évaluation du degré des dégâts infligés à l'Etat et suite à cette évaluation, l'impliqué aura sa sanction et remboursera l'Etat à raison de 5% chaque année jusqu'à ce que la somme intégrale soit versée. Dans ce cadre, il faut rappeler que le fait que l'impliqué ait trouvé des termes d'accord avec l'Etat ne veut absolument pas dire qu'il ne soit pas possible pour le tiers privé de porter plainte contre le même impliqué. Pour le deuxième article du projet de loi, qualifié de contradictoire et d'incompréhensible par monsieur Mustapha Baâzaoui, je tiens à revenir sur quelques détails. Au ministère des Domaines de l'Etat, le contrat de vente d'un terrain passe par un minimum de sept fonctionnaires avant d'arriver entre les mains du ministre. Généralement, ces sept fonctionnaires reçoivent l'ordre ferme de signer le contrat peu importe la nature de ce dernier et, contrairement à ce qu'on pense, ils ne reçoivent rien en retour de cette signature à part une multitude de menaces et de pressions. Le deuxième article de notre projet de loi vise à régulariser la situation de cette catégorie là des fonctionnaires qui n'avaient d'autres choix à part celui d'exécuter les ordres. Donc, cet article ne représente aucune contradiction ni confusion mais une répartition claire des dépassements administratifs. En ce qui concerne la composition de la commission, je peux vous assurer qu'elle a été sujette de très larges débats parce qu'on a procédé à quelques discussions avec, entre autres, l'UTICA. On a fini par décider que l'Instance Vérité et Dignité doit être représentée par deux de ses membres vu que le rapport final l'intéresse et ce malgré notre volonté de séparer le volet économique du volet des droits de l'Homme. On a mis en place un système ayant recours aux personnes expérimentées dans le domaine ; l'administration comprend la Cour des comptes, l'Inspection etc, elle est donc outilée pour ces affaires. Si l'ARP pouvait aujourd'hui nous présenter deux députés pour faire partie de ladite commission, cela serait l'idéal à condition que cela ne prenne pas des mois. Et cela s'applique aussi à ceux qui nous demandent d'intégrer des juges dans la commission ; nous n'y voyons aucun problème. Par ailleurs, tous les rapports qui seront établis par cette commission seront soumis au contrôle de la Cour des comptes et ce, en signe de bonne foi et de totale transparence. Pour le texte du projet de loi, j'insiste sur le fait que l'on possède aucune réserve quant aux remaniements qui peuvent améliorer le texte. Le président de la République a pour objectif de remédier à cette situation dans les plus brefs délais et ne manifeste aucun refus d'amener des modifications que cela soit au niveau du texte ou au niveau de la composition de la commission. La présidence de la République a manifesté sa bonne foi vis-à-vis de l'IVD en trouvant un accord avec cette dernière quant à la polémique des archives présidentielles : l'Instance a le droit de faire des copies de tous les dossiers dont elle a besoin avec pour seule obligation de laisser les copies originales dans les archives nationales. On est même prêt à amender les clauses de toute la justice transitionnelle si cela nous est demandé de la part de l'IVD, des composantes de la Société civile ou même de la part des autres tendances politiques. En ce qui concerne la question de la rentabilité économique d'un tel projet, je ne peux vous présenter de chiffre exact. Cela dépend, et cela concerne essentiellement la deuxième catégorique concernée par cette loi, du nombre de personnes qui vont venir déclarer leur implication et présenter leurs dossiers pour qu'ils soient traités.' Hassine Rhili : dirigeant au sein du Front Populaire «Sans réformes, le projet de la réconciliation ne peut être efficace» ‘Quand on parle de problèmes économiques, on doit être conscient que sans un réel changement au niveau de la bureaucratie, on n'arrivera à rien. La commission Européenne a assuré que le coût de la corruption est de 120 milliard euros en 2013 : le coût de la corruption à l'Union Européenne représente 10 fois le budget de l'Etat Tunisien. Il serait utile ici de citer la Grèce comme exemple. Le problème aujourd'hui est beaucoup plus profond que la question de la réconciliation : il faut qu'on mette en place une stratégie qui nous permette de couper les ponts avec le passé tout en garantissant le non-retour de l'ancien régime. Habituellement dans les processus transitionnels, il est normal de constater l'expansion de la corruption, cela revient généralement à l'affaiblissement de l'Etat et au recul de ses institutions. Aujourd'hui on ne dispose pas d'assez d'agents de contrôle pour mettre fin à ce phénomène. Les institutions de l'Etat doivent aujourd'hui donner l'exemple de la transparence. J'estime que ce projet de loi est très loin de la réalité et des attentes du peuple Tunisien. Je rappelle que depuis quatre ans, on n'a pas vu de réelles réformes pouvant améliorer l'état de notre économie. Viser les 5% de croissance n'est pas possible sans une réelle visions et de vraies réformes structurales. Par ailleurs, ce projet de loi a omis de parler des victimes physiques et morales des affaires de corruptions. N'oublions pas qu'il y a des familles et des hommes d'affaires qui ont été destitués de tous leurs biens au profit des personnes corrompues. Toutes ces données nous amènent à persister sur l'importance de laisser toutes ces affaires entre les mains de l'Instance Vérité et Dignité.' Mohamed Guesmi : conseiller auprès du secrétaire-général de l'UGTT «Il faut amender le projet de loi de la réconciliation économique avant de le faire passer au vote des députés de l'ARP». ‘Je tiens tout d'abord à assurer que cette initiative présidentielle est pragmatique et intelligente. Séparer le volet économique du volet des droits de l'Homme peut en effet nous faire gagner beaucoup de temps. Cependant, nous avons de grandes réserves quant à la création de quelques commissions relatives à la justice transitionnelles parce que la multiplication des cadres législatifs peuvent produire une atmosphère de confusion. Nous pensons que cette confusion peut à son tour aider les capitaux corrompus à blanchir leur argent et cela ne peut être que nuisible à la Tunisie. Par ailleurs, ce projet de loi parle de la réconciliation sur le plan économique tout en délaissant complètement le côté social. Un projet de loi de cette envergure aurait dû être formé d'une manière consensuelle et ce malgré le fait que, constitutionnellement parlant, le chef de l'Etat est tout à fait en droit de mettre en place une initiative pareille. Du côté du fond, nous avons des réserves sur le premier article de ce projet de loi puisqu'il insiste sur la relance de l'économie nationale sans prendre en considération les crimes commis par les hommes d'affaires et leur gravité. Cependant, nous sommes prêts à considérer ce projet de loi comme étant un démarrage d'un grand dialogue entre toutes les parties afin de mettre en place un nouveau texte qui éliminera toutes les confusions et toute possibilité de mauvaise interprétation. Nous souhaitons éviter toute source de révolte et toute forme de politisation de ce projet afin qu'il serve réellement les intérêts économiques de la Tunisie. C'est pour cela que nous insistons sur une formulation plus claire et plus explicite. L'UGTT a été parmi les premiers à appeler à la réconciliation nationale mais nous voulions que cette réconciliation résulte du processus de la justice transitionnelle qu'on connait tous. Ce texte peut être considéré comme une déviation de la justice transitionnelle surtout qu'il contient plusieurs articles qui peuvent initier les personnes corrompues et les aider dans le blanchissement de leur argent. Toutes ces données nous amènent à demander à ce que ce projet soit retiré afin qu'il puisse être reformulé. Bechir Boujday : membre du bureau exécutif de l'UTICA «La priorité est à la relève économique» ‘Nous considérons que le projet de la réconciliation économique est une procédure complémentaire accélérée pour relancer la roue économique. En apportant des modifications au texte de cette loi, nous pouvons obtenir un acquis pour le pays et son économie. L'UTICA soutient ce projet de loi parce que notre objectif est de réinstaurer la confiance auprès des hommes d'affaires et de mettre en place une atmosphère convenable à l'investissement. On ne peut plus garder les bras croisés alors que notre économie est en train de s'écrouler. Nous avons exprimé, à plusieurs occasions, notre confiance en cette initiative et nous continuons à insister sur le fait que l'économie de la Tunisie ne peut plus attendre.' Abdelhamid Djelassi: vice-président du mouvement d'Ennahdha «Le dialogue sera notre unique rempart» ‘D'une façon générale, le pays connaît une certaine crise de confiance. Que ce soit entre l'ensemble des citoyens et l'élite politique du pays et même face aux institutions du pays. Ce déficit chronique de confiance, touche même à la relation entre les composantes différentes de l'élite politique. Cette crise pourrait prendre de plus en plus de l'ampleur. Raison pour laquelle, je dirais qu'il faut trouver les garanties nécessaires pour rétablir cette confiance. Seul le dialogue pourrait nous permettre de rétablir cette confiance. Nous nous trouvons aujourd'hui, dans le cadre d'un dialogue pour faire avancer le processus de la Justice Transitionnelle. J'invite dans ce sens, la Présidence de la République à prendre en considération les remarques déjà évoquées pour aboutir à un consensus national autour de cette loi. Je suis sûr également qu'à l'ARP, nous aurons une loi plus appropriée au contexte. Je ne vais pas aborder le fonds du projet de loi. Car, je tiens à rappeler qu'au sein d'Ennahda, nous avons des commissions qui travaillent encore sur ce projet et nous attendons encore leurs recommandations.' Kamel Gharbi, Réseau Tunisien pour la Justice Transitionnelle «Le projet de loi doit se soumettre au consensus national» ‘Toute initiative doit respecter le consensus national. La Constitution étant le fruit d'un consensus national. Cette initiative de réconciliation nationale ne respecte pas la Constitution. Dans sa version actuelle, le projet de loi doit connaître des changements avant même d'être soumis au Parlement. Car, une fois négocié au sein de l'ARP, ce projet de loi sera automatiquement voté et il fera l'objet des tractations politiques. Je tiens à préciser également que le Réseau Tunisien pour la Justice Transitionnelle refuse catégoriquement toutes initiatives relatives à la justice transitionnelle en dehors de l'IVD. C'est dire que la commission évoquée dans le cadre de ce projet doit être supprimée, puisqu'elle peut être remplacée par la Commission d'arbitrage et de réconciliation qui relève de l'IVD. Cette commission indépendante présente plus de garantie pour les hommes d'affaires pour qu'ils ne font pas l'objet des tractations politiques et pour leur épargner le maximum du pouvoir de la politique. Khaled Krichi : président de la commission arbitrage et réconciliation au sein de l'IVD «Ce projet de loi ne présente pas la Constitution de la deuxième République» ‘J'espère qu'au niveau de l'ARP, ce projet de loi sera adopté d'une façon consensuelle et non pas suivant une logique de majorité et de minorité parlementaire. A l'IVD, nous disposons d'une Commission indépendante d'arbitrage et de réconciliation. Je me demande ainsi sur les raisons de création d'une autre commission prévue par ce projet de loi. C'est du gaspillage. Je tiens également à préciser que ce projet de loi est contestée par une large population qui refuse catégoriquement cette initiative. La solution réside dans l'avancement des travaux de la commission précitée. S'agissant de la rapidité des travaux, j'avoue que les travaux de l'IVD avancent d'une façon meilleure que celle prévue dans ce projet de loi. Indépendamment des noms qui figurent dans la direction de l'IVD, je précise qu'il faut préserver le processus. La composition de l'IVD, a été votée par le Parlement et c'est au Parlement de changer cette composition qui ne doit pas être un motif pour empêcher l'avancement de cette instance Constitutionnelle à travers ce projet de loi qui ne respecte même pas la Constitution.' Tarak Cherif : prséident de la Confédération des Entreprises Citoyennes de Tunisie (CONECT): «Je crois au génie Tunisien !» ‘Il ne faut surtout pas que l'on se perde sur les détails. Personnellement, j'ai entièrement confiance au génie Tunisien qui saura, j'en suis certain, mettre en place un projet de loi qui garanti le respect de la Constitution et du processus de la justice transitionnelle. Ce même génie fera en sorte que les hommes d'affaires puissent retrouver les conditions de l'investissement et que les investisseurs étrangers retrouvent en la Tunisie le pays qui leur offre la sécurité et la stabilité pour leurs affaires.' Haykel Ben Mahfoudh : professeur universitaire et expert en droit constitutionnel: «D'un passé de désunion, à un avenir d'union» ‘Il est tout à fait naturel que ce projet de loi suscite tous ces tiraillements. Dans son ensemble, j'estime que ce projet contient beaucoup d'aspects positifs. Notre objectif aujourd'hui est de dépasser la désunion du passé et apprendre à nous unir de nouveau. Lors des précédentes étapes du processus transitionnel, nous nous sommes retrouvés devant un handicap de taille : celui des appareils et des institutions qui ont été multipliés dépassant ainsi les capacités de l'Etat. Apprenons de nos erreurs et avançons.' Mustapha Baâzaoui : président de la commission examen fonctionnel et réforme des institutions au sein de l'IVD: «Ce projet va créer de grandes confusions» ‘Personnellement, je considère ce projet de loi comme une amnistie et non comme une initiative visant à relancer la roue économique. Ce texte va créer de grandes confusions puisque d'autres commissions, à part celles qui existent déjà, vont voir le jour. On peut avoir beaucoup de réserves quant à l'Instance Vérité et Dignité ; cela ne peut, en aucun cas, nous permettre de toucher aux prérogatives de ladite Instance. Par ailleurs, la formulation du texte de la réconciliation économique ne respecte, en aucun point, la loi de la justice transitionnelle et cela est très grave.' Salma BOURAOUI et Zied DABAR