C'est la rentrée scolaire et universitaire qui nous a poussés à aller flâner du côté des bouquinistes où, d'habitude, à cette occasion, le commerce devient florissant et la foule des élèves se rue sur les étalages des bouquinistes en quête de manuels scolaires d'occasion, vendus beaucoup moins cher que ceux chez les libraires. Hélas, nous avons découvert que les choses ont bien changé chez ces bouquinistes qui se lamentent sur la mévente de leur marchandise. En arpentant les rues de Tunis, on rencontre, surtout ces jours-ci, pas mal de bouquinistes, dont la plupart sont occasionnels, qui étalent leur éventaire sur le trottoir, proposant leurs services aux passants qui s'arrêtent par curiosité pour jeter un coup d'œil sur le tas des livres exposés afin de trouver une bonne affaire ! Mais du côté des bouquinistes « professionnels » qui tiennent ce commerce depuis longtemps et qui exercent leur métier en bonne et due forme dans leurs boutiques situées dans des rues ou des quartiers pourtant bien achalandés, la situation a l'air de changer de mal en pis. Et pourtant, faute de mieux, ou par amour du livre ou encore par conviction, ils continuent à exercer leur métier. Fonds de commerce à vendre ! En ce jour de rentrée scolaire où on croyait rencontrer, comme d'habitude ces bouquinistes très affairés pour satisfaire le grand nombre d'élèves, d'étudiants, de parents et de professeurs qui y affluent de tous côtés, nous avons trouvé ces capharnaüms désertés ou très peu fréquentés. Une virée à travers ces lieux de savoir, nous a menés à la Rue d'Angleterre de Tunis, où nous avons rencontré l'un des anciens bouquinistes de la ville, Faouzi Hdhili, qui reste malgré tout rivé à son métier, surtout à sa passion, depuis cinquante ans ! Une forte personnalité taillée pour ce genre de profession. Il tient ce commerce de son père qui, avant son décès, lui recommanda de ne pas abandonner ce métier noble. Faouzi tint promesse et se mit aussitôt à l'œuvre en améliorant chaque année davantage son petit commerce, devenu prospère au cours des années où le livre et la lecture étaient l'activité principale des Tunisiens. « Il y a plus de dix ans que notre commerce est au bord de la faillite, nous a-t-il confié avec amertume, j'ai beau attendre que les circonstances changent, mais en vain, j'ai enfin décidé de mettre mon entreprise en vente, mais j'ai toujours eu peur que l'acheteur dénature un jour ce grand dépôt de livres en une pizzeria ou un magasin de prêt-à-porter. J'ai vécu parmi les livres et je ne veux pas que tout ce patrimoine aille entre des mains de gens mercantiles, ignorants et incultes ! » En effet, Faouzi a déjà accroché une pancarte en haut de la façade de sa boutique annonçant la vente de son commerce ! Pourtant, il prit cette décision à son corps défendant, car il ne voulait pas quitter le monde du livre. Il passe pour un orfèvre en la matière : il s'y connaît en littérature, comme en sciences et il a une bonne maîtrise des langues, pouvant vous fournir tous les renseignements sur les siècles et les auteurs. « Révolu le temps où notre commerce était prospère, a-t-il ajouté, je me souviens encore des années soixante et soixante-dix, où il y avait le Lycée Carnot, les coopérants, toutes les catégories de lecteurs qui venaient acquérir de vieux livres inexistants dans les librairies ou troquer leurs stocks dont ils voulaient se débarrasser pour les remplacer par d'autres. J'avais d'éminents clients, d'anciens ministres, des universitaires, des écrivains, des étrangers, j'ai même reçu Frédéric Mitterrand, alors ministre français de la Culture ; mais aujourd'hui, ils se font rares, c'est dommage ! » En effet, c'était une belle tradition à cette époque-là où l'homme d'études, le lettré, le professeur, l'étudiant, l'écrivain, l'employé qui, sortant de leurs cours ou de leurs bureaux, s'attardaient devant le stand du bouquiniste du coin pour y étancher leur soif, en fouillant dans les tas de vieux livres pour dénicher quelque rareté ou découvrir telle ou telle œuvre tant recherchée ! Solution : réviser le système éducatif Concernant la rentrée scolaire, les affaires dépérissent chaque année davantage : « La rentrée scolaire était pour nous l'occasion pour écouler de vieux manuels scolaires, toutes disciplines confondues, des annales du bac, des ABC du bac, des titres de romans programmés dans les différents cycles de l'enseignement, des manuels scolaires étrangers... Aujourd'hui, cette clientèle est perdue, surtout depuis que dans nos écoles on utilise des livres-cahiers comportant des exercices écrits ! En outre, ce qui a causé cette mévente des livres et des romans, c'est surtout cette désaffection pour le livre et cette aversion pour la lecture chez nos élèves ; on dirait qu'ils ne font rien à l'école en matière de lecture ! Vous voyez, tout est relatif : tant que les jeunes ne lisent pas, le commerce du livre se meurt ! A l'heure où vont les choses, les bouquinistes vont mettre la clé sous la porte ; on accepte le pis-aller, mais on n'arrive pas à survivre, sachant que nous avons des charges à couvrir ! » Quelle solution doit-on prévoir ? Faouzi nous a répondu tout simplement : « C'est l'affaire du gouvernement qui doit réviser de fond en comble le système éducatif chez nous. Le gouvernement doit inciter dans ces programmes officiels l'élève à la lecture par des mesures pédagogiques consistantes et efficaces ! Autrement, si on continue ainsi, notre pays va à la dérive, car, un peuple qui ne lit pas, n'a pas d'avenir ! » En effet, on se rappelle encore des années soixante et soixante-dix où le défilement des clients était incessant dans ces espaces clairs-obscurs, pleins de trésors littéraires et artistiques. « Apparemment, fit remarquer Faouzi, la solution à notre problème n'est pas pour demain, car le livre en papier semble avoir perdu de terrain chez les jeunes, séduits surtout par l'image et le numérique, via Internet et les réseaux sociaux ! Il faut attendre un changement radical dans notre système éducatif ! »