Le ministre de la Justice, Mohamed Salah Ben Aissa était l'un des acteurs politiques qui voulaient prendre des mesures afin d'alléger la loi 52 portant sur la consommation du cannabis : zatla dans notre dialecte tunisien. Avec son départ, le projet visant à amender cette loi mise en place pendant la dictature en 1992 semble enterré. Ben Aissa tentait jusqu'aux derniers jours de sa mission de mettre progressivement fin à la dimension répressive et de la remplacer par une loi préventive par rapport à une jeunesse qui n'a pas beaucoup d'exutoires dans notre pays. Selon l'avocat Ghazi Mrabet dans un entretien accordé au Temps, le nombre de consommateurs de drogue douce dans notre pays est de l'ordre de 250 000 toutes catégories confondues. Aussi le même avocat déclare que le tiers de la population carcérale sont parmi les consommateurs de drogue douce et sont de l'ordre de 25 000 prisonniers ; soit 10% de la population potentielle. Selon l'avocat Mrabet la « loi 52 » est bel et bien un dispositif judiciaire controversé car elle prévoit des peines de un à cinq ans de prison pour simple consommation de cannabis sans chercher si le consommateur est un primo-délinquant ou bien un récidiviste. Etant également un activiste assidu du collectif « Al Sajin 52 » (« Le Prisonnier 52 »), Mrabet estime que ce texte est utilisé à maintes reprises pour réprimer la liberté d'expression. À ce titre, nombre d'artistes, notamment des rappeurs critiques du système coercitif en place, ont été emprisonnés tels que Wild El 15, Kafon, Mr. Mustapha et bien d'autres qui sont peu connus par l'opinion publique. Il importe de signaler que la législation tunisienne est l'une des plus sévères de la région. Elle prévoit en effet de un à cinq ans d'emprisonnement et de 1000 à 3 000 dinars d'amende (441 à 1 330 euros : somme conséquente pour le pouvoir d'achat tunisien) pour les simples consommateurs. Le juge est tenu d'appliquer une « peine planchée » et ne peut faire jouer d'éventuelles circonstances atténuantes, même en l'absence de tout antécédent. Un simple dépistage urinaire suffit à confondre le consommateur avec le trafiquant. Cet amalgame conduit ipso facto à une inflation de condamnations; sans parler des prisons surpeuplées. Au lieu donc d'amender un dispositif répressif devenant désuet voire anachronique au regard de la législation européenne, voire dans les pays du voisinage tels que le Maroc (où l'on parle d'accompagnement, de prévention de la récidive voire de réinsertion dans la vie sociale et active de l'usager), la loi tunisienne est génératrice de délinquants. Comment ne pas arriver à ce constat quand des jeunes novices en matière de drogue sont enfermés au milieu des as du crime et quand les centres de réinsertion et de désintoxication sont quasi inexistants. Le supplice de l'accusé Le tabassage à mort, le 2 novembre 2014, au commissariat de Sidi el-Béchir (Tunis), de Walid Denguir, soupçonné de trafic de drogue, en dit long sur les méthodes employées par le dispositif sécuritaire du pays et qui sont loin de fléchir. Or, ces pratiques même si elles ont pour idéal la violence légitime sont loin de venir à bout de ce phénomène. Par exemple à la cité Ettathamon, à El-Kabaria, Douar Hicher pour ne citer que ces quartiers parmi les nombreux autres pauvres lieues de la périphérie de Tunis, de Sousse, de Sfax. Dans ces ceintures des villes les plus peuplées du pays, le commerce de stupéfiants prend son rythme de croisière. Le commerce de la zatla au même titre que sa distribution auprès des jeunes sont monnaie courante. De temps en temps, le contrôle policier chope à la pelle et peut encore une fois tomber sur un rappeur. Le dernier exemple était celui du rappeur Klay BBJ. Celui-ci en plein cœur de l'Ariana, alors qu'il s'apprêtait à aller donner un concert à Hammamet un samedi 17 octobre 2015 fut surpris par une voiture armée de flics lui demandant de passer le contrôle de consommation de cannabis. Le supplice de l'accusé est démarre dès lors qu'il refuse de se plier au test urinaire, alors que ce droit est garantie par la loi. Au SAMU, au quotidien, des dizaines de personnes, passent ce fameux test de contrôle en présence d'un seul médecin et sous la surveillance bienveillante des agents de police. La technique carcérale afin de pousser l'accusé à passer le test consiste dans un premier temps à multiplier insultes et cris. Ensuite, si l'accusé résiste, on passe au tabassage à la main ou bien à la matraque, voire au pistolet à impulsion électrique, appelé aussi « Taser ». Pour finir, on passe, de gré ou de force, à l'étape du jet de l'eau froide, le dessein est donc d'obliger le suspect à livrer un échantillon de son urine. Ce rapport de force avec les agents de l'ordre et la primauté du tout sécuritaire conduit de facto les jeunes au recroquevillement. Un bon nombre parmi les consommateurs du cannabis passent des mois, voire des années dans leur quartier ou chez eux. Plusieurs ont arrêté les études et ne cherchent plus de travail de peur d'être attrapés. Les jeunes férus d'ecstasy Les temps ont changé. Les idoles des jeunes ne sont plus les joueurs de foot. Depuis le départ de la dictature, les rappeurs prennent progressivement le flambeau. Ceux qui résonnent le plus auprès d'une grande partie de la jeunesse sont ceux faisant l'éloge de la consommation de drogue douce à l'image de la fameuse chanson de « Jountatou nawmi » de Klay BBJ. Cette frénésie pour cette musique reflète la dissémination de l'usage de drogues et de toxicomanie dans notre contrée : les lycées, les clubs de nuit, au bord de la plage, entre copains, etc. Comme le quotidien devient de plus ne plus pénible et que la crise multidimensionnelle que notre pays traverse persiste, les jeunes au même titre que la plupart des membres de la société sont traversés part une anomie généralisée et veulent échapper à leur condition d'indigence culturelle et de précarité morale et matérielle. Parmi ces échappatoires, ou cette volonté de faire la fête dans un pays qui n'offre pas de culture de divertissement en dehors d'une culture médiatique, se trouve le cannabis. Selon le dernier rapport conduit conjointement par le ministère de la Santé le groupe Co-opération en matière de lutte contre l'abus et le trafic illicite de stupéfiants publié en 2014, un quart des lycéens âgés de 15-17 ans (24,6%) ont déclaré avoir consommé (ou respiré) une ou plusieurs substances psychoactives, autres que tabac et alcool, au cours de leur vie. Cette prévalence était significativement plus importante chez les garçons que chez les filles (27,7% versus 22,8%). Pour endiguer ce fléau, le ministère de l'Education a confirmé à l'entrée scolaire 2015-2016 que tous les élèves des collèges et lycées seront soumis à des analyses de dépistage, pour découvrir ceux d'entre eux qui seraient consommateurs de zatla. Cette mesure vise à mettre fin à la propagation de cette drogue à l'intérieur des établissements éducatifs. Il n'en demeure pas moins que le phénomène est loin d'être à sa fin. Les forces de l'ordre ne cessent d'attraper aux frontières des quantités de cannabis qui croissent. La dernière action enregistrée est celle du 29 octobre à travers laquelle des agents de sécurité ont arrêté deux personnes en provenance d'Algérie et allant vers Bizerte et qui transportaient 12 kilogramme de cannabis. La nécessité d'une politique publique Il est temps que l'Etat tunisien et en particulier le ministère de la Justice envisage un assouplissement de la législation sur la consommation du cannabis mais en même temps mettre l'accent sur les dangers de cette pratique culturelle qui pullule chez les jeunes. Aussi, il s'agit d'inventer une politique du care qui considère le citoyen non pas comme un potentiel délinquant, voire comme un enfant égaré mais plutôt comme un sujet capable de discernement et est passible de prendre sa propre vie en charge en dehors de la pression sociale. Il est fort plausible au moment où la liste des problématiques sociales et économiques s'allonge à satiété que la question du cannabis reste pour l'instant en stand-by .