Sur la table, des crayons de couleurs éparpillés au milieu de dessins qui attendent d'être coloriés. Tout autour, cinq sexagénaires peinent à choisir la bonne combinaison de couleurs pour mettre leurs oeuvres en valeur. L'ambiance est à la fois, studieuse et bon enfant à l'accueil de jour Alzheimer de l'hôpital Razi. Pour les malades et leurs proches qui sont venus les accompagner, mardi est sans doute un rendez-vous incontournable, duquel ils ne peuvent se départir pour prendre part aux ateliers de stimulation de mémoire, tout en partageant quelques moments de répit et de complicité. Dans cette atmosphère conviviale, apparaît une dame, assise sur une chaise, regard égaré et visage amoindri par la fatigue. Tout porte à croire qu'elle s'est résignée, amèrement, face à l'imparable sort qui frappa son conjoint, il y'a deux ans de cela. Celle que nous appellerons «Saida» par souci d'anonymat, a longuement hésité avant de livrer son témoignage à l'agence TAP, mais a fini par céder au besoin de partager le fardeau qu'elle porte. Une maladie encore méconnue «J'ai commencé à prendre conscience des troubles de mémoire du «Hadj», lorsqu'il m'appelait systématiquement pour se rappeler des courses», se souvient-elle. «Au départ, je croyais que c'étaient seulement des trous de mémoires banals. Je n'y avais pas vraiment prêté attention jusqu'au jour où il me ramena cinquante kilos de sucres. C'est à ce moment-là que j'ai compris que quelque chose n'allait pas.» Saida qui, pendant tout le témoignage, n'a cessé de scruter le moindre geste de son conjoint, poursuit ses confessions accablantes, avec une voix tremblante: «Après un premier diagnostic erroné révélant des signes d'une attaque cérébrale, c'est quelque temps plus tard, lorsque nous nous sommes rendus à l'hôpital Razi, que nous sommes parvenus enfin à mettre un nom sur cette maladie: Alzheimer.» «Méconnue de certains médecins, notamment de ceux de première ligne, la maladie d'Alzheimer est souvent confondue avec les attributs de la vieillesse», estime Dr. Mouna Ben Jebara, à la tête de l'accueil de jour du centre Alzheimer. Veillant nuit et jour au bien-être des patients, cette neurologue spécialiste des maladies dégénératives au CHU Razi observe que cette pathologie résulte d'une accumulation anormale de certaines protéines cérébrales présentes dans des zones du cerveau qui entraînent la destruction des neurones et la perte progressive de la mémoire. «Le traitement médical qui ne fait que retarder la progression de la maladie, n'est efficace qu'au premier stade lorsque le patient est encore conscient de ses troubles de mémoire, ajoute-t- elle, d'où, l'importance du diagnostic précoce.» A l'heure actuelle, il n'existe aucun traitement curatif permettant de stopper la maladie mais seulement des traitements non médicamenteux qui permettent d'offrir une meilleure qualité de vie. «C'est là qu'intervient le rôle des ateliers thérapeutiques que propose le centre Alzheimer. Ces ateliers d'ergothérapie, d'orthophonie et de kinésithérapie visent essentiellement à entretenir la mémoire des patients, à travers une stimulation cognitive et motrice», selon Ben Jebara. Des ateliers pour se régénérer l'esprit Lancé à l'initiative du professeur Riadh Gouider, chef de service neurologie à l'hôpital Razi, ce centre d'accueil de jour a ouvert ses portes en 2010, grâce à des dons de la société civile. A son ouverture, il a accueilli près de 500 patients atteints de la maladie d'Alzheimer. Aujourd'hui, ils sont plus de 3000 patients venant de toute la République, avec une moyenne d'âge comprise entre 60 et 70 ans. Ce centre n'est ni un hôpital ni une maison de retraite, c'est plutôt un établissement unique dans son genre qui offre une prise en charge globale de la maladie. Il dispose, en effet d'un service médical, d'un accueil de jour et d'un laboratoire de recherches génétique et thérapeutique. A l'accueil de jour, les patients ne sont reçus que deux fois par semaine, faute de ressources humaines et matérielles. Ceux présentant un stade débutant de la maladie sont accueillis le mardi tandis que les autres qui sont au stade modéré, sont reçus le jeudi. «Les activités du jour sont choisies en fonction de l'humeur des patients et de leur nombre», explique Sondes Amdouni, ergothérapeute et responsable de l'accueil du jour au centre Alzheimer. Du domino, en passant par les jeux de cartes jusqu'au puzzle, les activités d'ergothérapie sont tout aussi variées que ludiques. Mais pour ce mardi, ça sera coloriage de mandalas. Formant un cercle, à l'intérieur duquel se trouvent des diagrammes circulaires, symétriques et répétitifs, «le motif mandala requiert beaucoup d'attention et de concentration et permet également de reconnaître facilement l'humeur des patients, à travers les couleurs qu'ils choisissent», note Amdouni. Outre la stimulation de la mémoire, la séance d'ergothérapie a pour mission de «renforcer l'estime de soi des patients, dès lors qu'elle les aide à retrouver confiance en leurs capacités et à se sentir utiles», poursuit-elle. Sur les traces du bon vieux temps Les séances d'ergothérapie deviennent assez souvent des ateliers de réminiscence permettant aux patients, en l'espace de quelques instants, d'évoquer le passé et de replonger dans leurs souvenirs les plus enfouis. C'est le cas de monsieur J, devenu depuis quelques années un habitué du centre. Absorbé par le dessin qu'il coloriait, ce soixantenaire de forte carrure s'appliquait méticuleusement à parfaire son dessin. Il était là à le contempler d'un regard critique, tel un artiste devant son oeuvre. «Rien n'est laissé au hasard. Pour faire ressortir le dessin, le choix des couleurs doit être étudié», lance-t-il, d'un ton confiant. Si l'Alzheimer est parvenu à prendre en otage sa mémoire, il n'aura pas, pour autant, réussi à effacer ce large sourire qui dessinait ses lèvres, sa gaité, sa bonne humeur, mais surtout ses souvenirs de jeunesse auxquels il s'accroche désespérément. «Il fut un temps où je peignais beaucoup. C'était en temps de guerre. Avec un camarade, on faisait des dessins et on les vendait au profit d'une association d'aide aux familles nécessiteuses», se souvient-il en poussant un long soupir nostalgique. Après quelques instants de recueillement, monsieur J se tourne vers nous en murmurant: «Vous savez, j'ai vécu pendant trois ans aux Etats-Unis où j'ai poursuivi des études en ingénierie pétrolière. Ma formation et mes compétences m'ont valu, par la suite, d'être recruté par la société italienne d'exploitation pétrolière. J'étais parmi les premiers employés qui ont participé à l'ouverture de sa filiale en Tunisie. «C'était le bon vieux temps», s'écrie-t-il. Rompre l'isolement Sur ces bribes de souvenirs et ces fragments de vie lointains et volatils, l'atelier d'ergothérapie s'achève pour laisser place à la séance de kinésithérapie, une activité tant attendue et appréciée par les malades. Au menu de cette séance : applaudissements, éclats de rire sans modération, cris d'acclamations et une bonne série d'exercices physiques pour se booster l'esprit et maintenir la forme. C'est la seule activité où les patients exaltent leurs émotions sans retenue, en partageant une certaine forme de complicité. Avec une simple partie de ballons, des liens se tissent entre les patients, à travers des regards et des sourires échangés. «Visant à entretenir les fonctions motrices et l'autonomie des malades qui se dégradent avec la progression de la maladie, la kinésithérapie intervient pour resocialiser les patients, instaurer une certaine interaction sociale et rompre l'isolement», affirme Kalthoum, kinésithérapeute au centre, avant de poursuivre: «Au fil du temps, les malades s'attachent les uns aux autres et à chaque fois qu'ils se retrouvent entre eux, ils s'échangent leurs nouvelles». Pour «Saida, cette séance procure à son conjoint de la joie et du bien-être, bien qu'il soit replié sur lui-même et se montre, souvent, réticent à l'idée de sortir. «Quand il vient ici, j'ai l'impression qu'il revit», se confie-t-elle. (TAP)