Il y a des philosophes qui font peur. Nietzsche est de ceux-là. Trop compliqué, dit-on. Ce n'est pas faux. D'ailleurs Emmanuel Salanskis, l'invité du magazine dominical Idées, auteur d'un ouvrage sur le philosophe allemand, qui vient de sortir aux Belles Lettres, nous prévient d'emblée: «l'œuvre de Nietzsche est difficile d'accès ». Cette mise en garde ne doit pas nous décourager. Au contraire. Pour tenter de comprendre Friedrich Wilhelm Nietzsche, parlons un instant de la vie de ce philosophe que l'on présente souvent comme le penseur de la volonté de puissance et de la notion de surhumain. Il naquit le 15 octobre 1844 en Prusse. Il perdit son père, victime d'une affection cérébrale alors qu'il avait 4 ans. Emmanuel Salanskis souligne l'importance de ce moment tragique : « Ce décès, écrit-il, ébranlera profondément et durablement le jeune Friedrich. Une circonstance aggravante est que la médecine de l'époque considère cette maladie comme potentiellement héréditaire. A tort ou à raison, Nietzsche se croira effectivement atteint d'hérédité pathologique au cours de sa vie d'adulte ». Est-ce pour cette raison que sa vie bascula dans la folie ? A l'âge de 18 ans, il entra à l'université pour y étudier la théologie mais six ans plus tard, il devint professeur de philologie à l'université de Bâle. Une découverte marqua sa vie, en 1865 celle du philosophe Schopenhauer, le penseur de la force de vie, du « Vouloir » dont la lecture le bouleversa et orienta son œuvre. Ainsi qu'une rencontre trois ans plus tard, celle de Wagner qu'il admira avant de se brouiller avec lui en 1876. En 1872, il écrivit son premier livre Naissance de la tragédie dans lequel il propose une interprétation philosophique de la tragédie grecque. Souvent malade, presque quotidiennement aux prises avec de terribles maux de têtes, Nietzsche cessa son activité d'enseignant. Il commença dès lors à mener une vie errante, en Italie notamment, tout en écrivant des livres qui, son vivant, n'eurent guère de succès mais qui, des décennies plus tard, devinrent des classiques de la philosophie; Humain trop humain en 1876, Ainsi parla Zarathoustra en 1883 ou bien encore Généalogie de la morale en 1887. Valeurs Emmanuel Salanskis note que Nietzsche ne fut pris au sérieux qu'à partir des années 1930. Avant, il était considéré comme un philosophe poète, ce qui, à l'époque ne semblait pas être un compliment. Il fut victime de crises de démence à un point tel qu'il finit par être interné dans une maison de santé. Il mourut le 25 août 1900. Impossible ici (faute de place et de compétence de l'auteur de ces lignes) de résumer l'œuvre de cet homme tourmenté dont la pensée fut grossièrement détournée par les nazis. Fort heureusement, le livre savant mais accessible d'Emmanuel Salanskis vient à point nommé pour nous donner quelques repères. Normalien, agrégé de philosophie, directeur de programme au Collège international de philosophie, ce jeune intellectuel est l'auteur de nombreux articles sur ce philosophe. Nietzsche s'est d'abord intéressé à l'art puisque selon lui la philosophie ne peut accéder à « la réalité en soi » mais doit en revanche s'intéresser aux valeurs. Selon lui, « il faut réinterpréter la tâche de la philosophie, pour lui assigner celle de fixer des valeurs capables de présider au développement humain », souligne Emmanuel Salanskis. Dans le Gai Savoir, il nous donne par exemple un conseil : Ne reste pas en bas Ne monte pas trop haut Le monde est toujours plus beau Vu à mi-hauteur L'éternel retour Dans son ouvrage, Emmanuel Salanskis, nous explique clairement que Nietzsche, « qui a vécu une succession d'expériences de pensée » s'est tourné vers la « philosophie historique » afin de montrer l'historicité de l'homme, étudier la généalogie de la morale qui a borné son horizon et de créer des valeurs nouvelles plus favorables à son épanouissement que celles proposées par l'héritage judéo-chrétien. La morale de la vie, de la volonté de puissance et de l'éternel retour. Eternel retour ? Il faut citer Nietzsche, reprendre un extrait du Gai savoir, sujet idéal d'un bac de philo : Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait: « Cette vie, telle que tu la vis et l'a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d'innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu'il y a dans ta vie d'indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l'existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! » – Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais : « Tu es un dieu et jamais je n'entendis rien de plus divin ! » Si cette pensée s'emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut-être, t'écraserait ; la question, posée à propos de tout et de chaque chose, « veux-tu ceci encore une fois et encore d'innombrables fois ? » ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d'autre qu'à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? Nietzsche, le philosophe qui, reprenant Pindare, nous interpelle : « Que dit ta conscience ? Deviens ce que tu es ».