Par Mohamed BEN MOUSSA* L'»individu» qui, sous d'autres cieux, a vu le jour au XIXe siècle, libre de penser, d'analyser, de croire ou de ne pas croire, d'avoir foi ou pas –– en tout cas, de faire un parcours personnel et autonome de recherche de la vérité –– semble ne pas pointer encore dans nos pays. Cet individu est encore en gestation et en devenir, que dire de «communautés» de pensée, de conviction, d'idéologie, de religion différente, de créateurs ou d'artistes qui voudraient avoir droit de cité. Il semblerait que ce n'est pas demain la veille ! Les cultures «holistes» et paternalistes dans leurs schèmes de pensée ne semblent pas vouloir concéder d'espace à l'«individu» (il est encore immature à leurs yeux). Ce sera l'enjeu des mois et des années à venir ; en témoignent les manifestations de répression et de condamnations que nous avons vues à l'encontre d'un certain nombre d'artistes, de penseurs, et de cinéastes tunisiens. L'histoire de la pensée humaine témoigne du sort réservé à des « individualistes » penseurs, philosophes, scientifiques et mystiques tels Galileo Galilée, Nicolas Copernic, Sohrawardi, al-Hallaj, Ibn Rochd, Ibn Arabi, et j'en passe et des meilleurs. Les faqihs, les oulémas, comme le clergé d'ailleurs, ont lancé à ces héros et à ces saints de l'humanité un rappel à l'ordre, mais en vain. Ils finirent même parfois par brûler leurs livres et dans d'autres cas extrêmes par carrément les décapiter. Le sort de leurs pairs d'Occident ne fut pas meilleur, en témoigne la destinée de Galileo Galilée et de Nicolas Copernic, etc. Bien évidemment, il faut relativiser ce parcours d'apprentissage universel. L'homme du siècle de lumière a été libéré de la mainmise de l'Eglise qui étouffait ses choix, ses décisions, voire sa conscience. La rationalité et la science étaient considérées alors comme forces libératrices contre la superstition et le fétichisme qui régnaient à l'époque du siècle de Lumière. Le fait religieux a été vu en conséquence comme source d'aliénation et de frein quant à l'émancipation de l'homme. Le bébé –– qu'est la religion –– fut alors jeté avec l'eau du bain ! Nietzsche n'a t-il pas dit «Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, meurtriers entre les meurtriers !» (Friedrich Nietzsche / Le Gai Savoir). Ce cri n'exprime-t-il pas la descente aux enfers ! Relativité de la vérité scientifique et de celle religieuse La philosophie moderne, grâce à sa «critique de la raison pure » a été libératrice de l'intellect du poids de la superstition et de l'irrationnel. En effet, la science moderne nous montre aussi que la vérité ne peut jamais être embrassée dans sa totalité. Dans ce sens, Karl Popper, de par le principe de réfutabilité –– critère de démarcation entre science et pseudo-science –– nous apprend que la vérité scientifique est relative et non absolue. En conséquence, jamais plus de scientificité absolue ! Pareillement, l'histoire de l'art moderne nous apprend que le point de vue unique de la perspective a été lui-même chamboulé par le cubisme qui ne privilégie plus un point de vue sur les autres. Ce mouvement pictural nous sensibilise à apprécier tous les angles sans en privilégier un en particulier. L'univers physique de Newton, lui aussi, est resté immuable pendant plus de deux siècles, jusqu'au début du XXe, quand Einstein présenta la théorie de la relativité en réponse aux impasses dans lesquelles se trouva alors la physique. En conséquence, nous pensons que le concept de «relativité» devrait être intégré dans tous les domaines, y compris en matière de religion. Il est temps de déclarer haut et fort que la vérité religieuse est elle aussi relative et non absolue et que tous les points de vue sont limités dans le temps et dans l'espace. Plus que cela, tout médicament, comme toute religion –– toutes religions –– porte en elle une date d'émission et une date d'expiration. Une fois dépassée, la date d'expiration marque la fin de cette thérapie divinement prescrite. Cette « relativité» des thérapies, nous l'avons testée grâce à la relativité des divers remèdes prescrits par leur sainteté les Messagers ou Manifestations de Dieu, Moïse Krishna, Bouddha, Zoroastre, Jésus, Mohamed, le Bab et Bahá'u'lláh, etc. D'où le concept pédagogique qui sous-tend cette évolution, à savoir que la Révélation divine est continue et progressive, «updated» mise à jour aux conditions de la conjoncture et de l'époque. L'avènement de chaque message annonce dans ce cas le printemps. C'est aussi, l'avènement d'un cycle de vie, suivi de l'été (summum civilisationnel, artistique, scientifique, technologique, législatif...), de l'automne et de l'inévitable hiver ; point de chute de toute civilisation comme de toute religion. Nous pensons que les dérives suscitées et celles que nous voyons à l'encontre de scientifiques et d'artistes et de créateurs tunisiens proviennent de cette fin de cycle religieux. L'avènement de l'être spirituel d'aujourd'hui Comment être spirituel en étant moderne? Car la notion de «liberté» comme de «démocratie» dans sa forme actuelle (même si elle est grecque d'origine) est moderne. Cela n'a rien à voir avec les formes de gouvernance que l'humanité a connues pour s'autogérer. Toute «choura» (amorphe, inconnue et désuète dans sa mise en application) ou autre mode de police de la cité est loin du concept de «démocratie représentative». De nouveaux défis sont à relever pour une nouvelle démocratie participative à construire. En témoigne le désarroi total des partis politiques tunisiens.... Nous croyons que notre grand défi dans les prochaines échéances serait «l'acceptation des libertés individuelles». Les minorités, tant religieuses que de convictions, subissent cette privation au quotidien ! Le Tunisien ou la Tunisienne ne choisit pas librement son conjoint, ses convictions, sa religion... La brigade d'el amr bil maarouf wa nahy anilmonkar (physiquement ou moralement) intervient même dans le rapport humain/divin... Ce que vit l'université tunisienne, ses amphis et ses restaurants ne montre-t-il pas comment un petit nombre décide à la place des autres ? De nos jours, l'être spirituel en devenir –– à la naissance duquel nous assistons –– est un chercheur de Vérité. Son parcours de quête se doit d'être personnel et autonome. Nulle primauté du familial, du tribal ou du traditionnel sur ses choix, ses convictions ou sa foi, « Non, répondirent-ils, mais c'est ainsi que nous avons vu agir nos pères. ». En bref, il s'approprie pleinement et personnellement son rapport au religieux et au spirituel. Nul Cheikh, comme nul prêtre ou gourou n'a le droit de s'immiscer dans son domaine privé réservé à l'intimité de sa relation d'amour avec Dieu, ishq, entre l'amant et son bien-aimé. Il est clair que les dispositifs pédagogiques et éducatifs actuels inhibent l'accomplissement de cette relation d'osmose homme/Dieu. Les grands défis des années à venir seraient de mettre en place un dispositif pédagogique, culturel et civilisationnel qui respecte l'individu dans ses choix, qui développe en lui son attrait vers la beauté (Dieu est la beauté absolue), vers les arts, et vers la connaissance (Dieu est l'omniscient, l'être humain a été crée à l'image de Dieu). Ainsi, les deux ailes de l'être humain –– considéré métaphoriquement comme un oiseau –– sont la raison et la spiritualité. La raison est une aile libératrice, or nous n'apprenons pas à nos enfants, élèves et étudiants à analyser librement et nous ne respectons pas leur choix... Le spirituel (pas le taqlid) en est une autre. Jaleleddine Arroumi disait qu'il y a deux catégories d'hommes, les imitateurs et les chercheurs ; tentons d'appartenir à la deuxième catégorie ! Cela rime parfaitement avec cette belle Parole Cachée de Bahá'u'lláh : « O fils de l'esprit ! A mes yeux, ce que j'aime par-dessus tout est la justice; ne t'en écarte pas si c'est moi que tu désires, et ne la néglige pas afin que je puisse me fier à toi. Par elle, tu pourras voir par tes propres yeux et non par ceux des autres, et tu pourras comprendre par ton propre savoir et non par celui du prochain. Pèse bien ceci : comment dois-tu être? En vérité, la justice est le don que je te fais, le signe de ma tendre bonté. Fixe donc ton regard sur elle. ».