C'était il y a peine 5 ans. Dans l'enceinte de l'Assemblée des Députés au Bardo durant une séance plénière, Fadhel Abdelkafi, ministre de Développement, de l'Investissement et de la Coopération Internationale et ministre des Finances par intérim au sein du gouvernement de Youssef Chahed, encore inconnu du grand public mais très écouté dans les milieux des affaires pour sa réussite entrepreneuriale, son libéralisme, sa maîtrise de l'ingénierie financière et ses missions de haut bilan au service des PME et des grands groupes privés du pays, se faisait applaudir à tout rompre par un aréopage de parlementaires quand il a fait face au jeu de dupes, aux diatribes, aux libelles, aux injures et invectives de la passionaria politique de l'époque Mme Samia Abbou, médusée, interloquée et totalement prise au dépourvu de voir « un simple technocrate », selon elle, lui tenir tête, monter au créneau pour la sermonner devant les Tunisiens et la sommer vertement de s'en tenir aux règles du savoir-vivre et de la bienséance. Et depuis, il est sorti de l'anonymat. Crée l'événement. Forcé son destin. Fait des étincelles. Conquis un auditoire. Marqué son territoire. Une pierre après l'autre. Remporté l'adhésion. Des uns et des autres. Affirmé sa détermination. Afin de peser sur le cours des événements en gestation. Dans un pays en pleine transition démocratique. Seulement, l'élan du jeune loup des affaires, considéré comme l'une des valeurs sûres de l'équipe gouvernementale en 2016, maillon fort, travailleur et opiniâtre, est arrêté net. L'ascension du super-ministre, très proche par ailleurs de feu Béji Caid Essebssi, qui appréciait ses qualités managériales, son entregent et ses origines marsoises, est stoppée brusquement. A cause d'une affaire relevant du fait divers, affirment ses proches. Fuitée de la Kasbah, qui avait la dague facile. Qui lâche, lynche quand bon lui semble. Qui avait un aspect jouissif à berner les étoiles montantes, spécialiste du flingage avec le sourire, jalouse, nous dit-on, de la stature de l'enfant prodige, qui imprimait sa marque, engrangeait les bonnes opinions, sans tambour ni trompette, dominait les événements, relevait la tête, maîtrisait son temps, se consacrait à l'essentiel, rassurait l'administration, saturait l'espace médiatique en multipliant les propositions de redressement, parlait le langage de l'effort et du sacrifice, faisait de l'ombre au chef du gouvernement, disent les mauvaises langues. Ce que dément, à chaque occasion, Fadhel Abdelkafi, esthète, toujours élégant, préférant faire le dos rond aux rumeurs et mettre plutôt l'accent sur son indéfectible amitié avec Youssef Chahed (sic). Rongeant son frein. Lui, qui rêvait d'aller encore plus haut, a dû se rendre à l'évidence. Eh ! Oui...Il n'y a pas de perfidie heureuse, a-t-il coutume de dire à ses proches. Faisant sienne la sentence de Machiavel à propos de l'homme politique...A la fois lion et renard... Et s'il est renard, il faut qu'il soit subtil, sinon... Voilà ce que le cours de la vie impose. « Ce n'est pas le moment de faire entendre une musique trop personnelle. De marquer les esprits avec des déclarations fracassantes. De chercher les gros titres. De multiplier les offensives. D'évoquer ses ambitions. Ce serait mal perçu dans un contexte de bipolarisation exacerbée. C'est un moment politique où l'on doit incarner l'unité de la famille centriste et progressiste », insiste notre interlocuteur, pour qui sa récente élection à la tête d'Afak Tounes, une formation libérale par excellence, est le premier pas d'un engagement vers une parole choisie et une stratégie, fondée sur le maillage territorial, véritable porte-avion opérationnel, la défense des réformes structurelles, la restructuration du parti, la mise en place d'un organigramme de campagne et d'équipes d'animateurs, le choix des slogans pour la période à venir, la validation d'un programme de travail, centré sur des thèmes régaliens et la construction d'une nouvelle Tunisie des résultats, des solutions et de l'efficacité. Loin des populismes destructeurs. Recevant « L'expert » dans une disposition d'esprit sympathique, Fadhel Abdelkafi, le cœur toujours à gauche, clame-t-il, chez qui la jovialité perce toujours sous la solennité, a tenu à mettre en exergue ses penchants pour une pratique politique loyale, loin des vilénies structurantes et de la réalité pâteuse à laquelle nulle sincérité ne résiste. Certains vous présentent comme le candidat des riches, qu'en dites-vous ? Alors là, pas du tout. Décidément, légendes et rumeurs ont la vie dure. Il s'agit d'une présentation réductrice. Caricaturale. A mon avis, il s'agit de laisser les idéologies à la porte. D'examiner les choses avec distance. Pas question aussi de pénaliser la réussite. L'effort. L'abnégation. La créativité. La prise de risque. L'accumulation du capital. Locomotive du pays. De la croissance. De la prospérité. De l'ascenseur social. Faut-il en déduire que je n'ai de la considération que pour les patrons ? Certainement pas. Chacun est l'inventeur de sa propre espérance. Les liens sociaux doivent être préservés. Cela dit, l'Etat Mamma, qui a érigé l'assistanat en mode de gouvernement et de clientélisme depuis des décennies, se doit de rompre avec les postures favorisant la paresse, la désinvolture et le népotisme chez les citoyens et se pencher plutôt à favoriser les valeurs sociales, liées au renforcement de la formation continue, à la passion de la découverte et à l'encadrement des jeunes talents. Au sein d'Afak Tounes, un parti passeur au monde moderne, nous avons une vision pour l'avenir et nous comptons prendre notre bâton de pèlerin pour inciter à faire fortune par le travail, promouvoir le goût du risque, de la curiosité, de la mobilité, de la liberté, de l'aspiration au changement, au neuf et proposer aux Tunisiens un projet de société solidaire, un recentrage de l'Etat sur des fonctions régaliennes, une libération de l'économie avec des règles de concurrence équitables, un réel pouvoir de rééquilibrage entre le laisser-faire à outrance et le protectionnisme défensif. Hichem Mechichi a-t-il vraiment trahi Kais Said ? Le concept de la « trahison » n'existe pas en politique où il n'ya que des perdants, pas de traîtres, disait André Thérive. Avant même l'échéance électorale de 2024, Tunis bruit actuellement de mille rumeurs. Les calculs se font et se défont. On suppute qui trahira qui ? Qui ralliera le candidat le mieux placé. Il faut distinguer la trahison que je qualifierai d'opportunité, celle provoquée par les circonstances, qui vous obligent à vous dédire, consubstantielle peut-être à la situation politique actuelle. Qui a poussé Hichem Méchichi à chercher une ceinture de sécurité en dehors de la sphère d'influence de Carthage. Afin d'exister. De s'affranchir. De s'afficher comme victorieux. De booster sa carrière. Car la politique, disait François Mitterrand, n'est pas un art de l'absolu. Elle se décline dans mille contraintes, et dans un cadre collectif. Cela dit, à mon avis, le principal tort de l'actuel chef du gouvernement, son pêché originel, pourrai-je dire, est d'avoir accepté le joug de Kais Said, son diktat, dès le début de son intronisation, lui laissant le monopole des nominations ministérielles. Selon vous, comment déverrouiller la Tunisie sur le plan économique ? Il faudra avant tout redéfinir le rôle de l'Etat. Hiérarchiser les priorités. Regarder ce qui ne marche pas. Revoir les lois. Dépoussiérer l'arsenal juridique. Innover. Anticiper. Libérer les énergies. Pousser la charrue du bon côté. Réfléchir aux vrais enjeux. Favoriser les entreprises innovantes. Réduire la fiscalité du capital et de l'épargne. Conduire la Tunisie vers le grand large des échanges. Rompre avec les postures oppositionnelles de principe. Acquérir une lucidité panoramique sur la société. Illustrer les chantiers, qui recèlent des promesses d'avenir. Renverser la tendance à l'alourdissement du coût du travail. Promouvoir l'innovation collaborative, l'économie des nouvelles technologies. Ouvrir aux administrations les plus en pointe la possibilité d'expérimenter un véritable statut d'Agence publique, à l'image de ce qui existe en Suède. Enraciner la compétitivité dans les esprits. Remuer le tissu industriel. Mettre l'accent sur les emplois de demain. Imaginer une nouvelle croissance. Investir plus dans la formation. Recanaliser l'énergie des Tunisiens. C'est qu'il n'y'a pas une réforme mère de toutes les réformes, mais une multiplicité d'actions qui jouent sur un clavier très large. Dans un monde très concurrentiel, travaillé par une guerre économique féroce, marqué par une évolution qui met en cause tous les fondements de la puissance publique. Comment évaluez-vous le gouvernement de Hichem Méchichi ? Chacun de nous est détenteur d'une parcelle de l'intérêt national. De partout on le guette. On l'observe. Lui, dans un contexte de véritable industrialisation de la plainte et du vide, doit tout peser, tout balancer, tout maîtriser au milieu de tant d'intérêts et de passions contraires. Enserré dans les pressions que lui imposent les attentes convergentes de ses partenaires. Seulement, à vouloir contenter tout le monde sans fixer de cap, Hichem Méchichi aboutit à l'effet inverse, frustrant son coussin politique, vexant les indécis et avivant les oppositions. C'est ainsi qu'il risque de se retrouver bientôt gravement isolé. Je souhaite vivement qu'il propose une dynamique de confiance à la société toute entière, évite les bras de fer verbaux, retrouve de la profondeur stratégique, prenne de la hauteur, sorte du champ partisan, domine son quotidien. Sans subir l'usure et les avanies du traitement des affaires courantes. Mais on n'est pas un homme politique si l'on n'a pas appris à avaler des couleuvres. A conjurer les périls. A se dépasser. A se réinventer. A se surmonter aussi. Car les peuples n'obéissent qu'à ceux qui savent les subjuguer. Etes-vous vraiment adoubé par l'UGTT ?
Grandi dans un milieu aisé mais accompagné par les valeurs de générosité, de patriotisme et de volontarisme, j'ai pris conscience, très tôt, de la fréquence des rapports de négociation, de l'ampleur des contradictions sociales, des retombés de la précarité sur l'unité nationale et de l'urgence d'y remédier. Etudiant à Tunis et à paris, portant ma foi à la boutonnière, fréquentant les cercles des différentes chapelles de la gauche, la sensibilité vis-à-vis des laissés-pour-compte de la croissance, des parias, des réprouvés, des indésirables, prendra plus de consistance et fera de moi un social-démocrate convaincu. Ce qui explique ma proximité avec l'UGTT et la famille progressiste dans son ensemble. Sans pour autant désavouer le rôle des forces du marché dans la régulation du corps social et la redistribution des richesses et son corollaire l'Etat prévoyant. Négociateur. Actionnaire. Stratège. Cohérent et constant. En vérité, derrière ce cheminement quelque peu atypique, a toujours perduré l'ADN de la famille : un combat farouche contre les inégalités, contre l'exclusion, contre l'arrogance. C'est l'eternel jeu social de la coopération et du conflit afin de bâtir une société de la transparence, de l'équité, de la fraternité et des valeurs morales dans un monde où les défis stratégiques et diplomatiques abondent. Propos recueillis par Imededdine Boulaâba